mercredi 31 août 2016

Un tableau allégorique et symbolique

Les couleurs du tableau étaient foncées et le jaune cireux du vernis écaillé qui avait dû le recouvrir en couches successives, égalisant et noyant les bruns d’atelier, lui donnait un aspect déteint et fondu qui le vieillissait, quoique la facture très conventionnelle – qui n’eût pas dépareillé un Salon du temps de Grévy ou de Carnot – n’en fût visiblement guère ancienne. Je dus approcher le flambeau tout près pour le déchiffrer. De la pénombre qui baignait le coin droit, au bas du tableau, je vis alors se dégager peu à peu un personnage en manteau de pourpre, le visage basané, le front ceint d’un diadème barbare, qui fléchissait le genou et inclinait le front dans la posture d’un roi mage. Devant lui, à gauche, se tenait debout – très droite, mais la tête basse – une très jeune fille, presque une enfant, les bras nus, les pieds nus, les cheveux dénoués. Le front penché très bas, le visage perdu dans l’ombre, la verticalité hiératique de la silhouette pouvaient faire penser à quelque Vierge d’une Visitation, mais la robe n’était qu’un haillon blanc déchiré et poussiéreux, qui pourtant évoquait vivement et en même temps dérisoirement une robe de noces. Il semblait difficile de se taire au point où se taisaient ces deux silhouettes paralysées. Une tension que je localisais mal flottait autour de la scène inexplicable : honte et confusion brûlante, panique, qui semblait conjurer autour d’elle la pénombre épaisse du tableau comme une protection – aveu au-delà des mots – reddition ignoble et bienheureuse – acceptation stupéfiée de l’inconcevable. Je restai un moment devant le tableau, l’esprit remué, conscient qu’une accommodation nécessaire se faisait mal. Le visage de roi More me poussait à chercher du côté d’Othello, mais rien dans l’histoire de Desdémone n’évoquait le malaise de cette annonciation sordide. Non. Pas Othello. Mais pourtant Shakespeare... Le Roi Cophetua ! Le roi Cophetua amoureux d’une mendiante...
When King Cophetua loved the beggar maid.
Julien GRACQ, « Le Roi Cophetua »,
in La Presqu’île, Librairie José Corti, 1970, p. 223-4

samedi 20 août 2016

Une pochette de disque


Blondie, Parallel Lines, la pochette. Canon. Une fille et cinq garçons. Debout et côte à côte, ils regardent l’objectif, annoncent la structure et la couleur, ce sera géométrique, noir et blanc - on ne peut être plus clair. Noir et blanc les larges rayures verticales qui tapissent le fond de l’image, noir les costards étroits, les cravates fines comme des lamproies pendues sur les boutonnières, blanc la robe de débutante que porte la fille, ses mules et ses cheveux platines. Noir et blanc straight, noir et blanc de ceux qui ne tergiversent pas, noir et blanc manifeste. Et rouge enfin, la signature directe de Blondie en travers de la pochette, Parallel Lines, baiser red hot d’un bâton de rouge à lèvres – d’un bâton de dynamite.
Emballage graphique du son et allumage du désir : immédiatement la fille nous intéresse, c’est elle qui nous plaît. Parce que c’est une fille, certainement – elles sont minoritaires sur la scène – mais pas seulement. Cette fille-là incarne une place convoitée, un enjeu : être une fille parmi les garçons, être l’acceptée, la fille du groupe, et rare sinon la seule, celle qui a passé haut la main le filtrage qu’ils opèrent – aptitude à endurer la nuit, à parler fort, à saisir les blagues qui fusent comme des balles de ping-pong et à y répondre, à coller au groupe sans solliciter de traitement spécial. Alignée avec les garçons en travers de la pochette, la fille est quatrième si on compte vers la droite, troisième si on compte vers la gauche : elle est bien au milieu – c’est Lise qui compte à voix haute, à toute allure, l’index pointé sur les visages. Et même, je le souligne en glissant un ongle à la surface du fin carton verni, on regarde la position de ses mules à talons légèrement en avant de la ligne de base, elle précède ses acolytes d’un quart de pouce : elle conduirait le groupe, elle serait le leader. Mais autre chose nous captive. La fille n’est pas seulement une fille parmi les garçons […].
Un corps de fille qui abuse d’en être une, et une belle, et une blonde, et une en talons hauts debout au milieu des types en noir, qui abuse de son genre donc, et foutrement, allez tous vous faire voir, c’est ça – moi comme ça – ou rien. Fausse poupée, fausse blonde, fausse Lolita starlette et vraie fille poings sur les hanches, en appui sur des jambes tendues, une bandelette blanche en touche bondage érotique enroulée au bras gauche – ouais, pour ceux que ça intéresse, qu’ils se manifestent, j’aimerais voir ça –, elle se tient d’aplomb, et lestée d’arrogance salutaire, le regard direct et fardé de celle qui attaque son sujet sans méconnaître le travail qui l’attend. Calme, déterminée, sûre d’elle. Placée. Tandis que les autres autour d’elle, les garçons justement, ceux-là posent désinvoltes, charmeurs, ils jouent, rient, caressent l’objectif du regard ou, déhanchés, se payent le luxe de regarder ailleurs.
Maylis de KERANGAL, Dans les rapides,  
Folio, p. 22-4

mercredi 27 juillet 2016

Portrait d’un traitre

C’était le portrait de Piero Aldobrandi, transfuge d’Orsenna, qui soutint contre ses forces le siège des forteresses farghiennes de Rhages, dont le tableau précisément évoquait l’assaut le plus furieux. Mais cette fois, j’avais devant les yeux le tableau lui-même, aussi neuf, aussi scandaleusement dégainé que que le vernis des muscles sous une peau qu’on arrache : l’oeuvre ressemblait à la copie comme à un nu agréable ressemble un écorché vif.
Les dernières pentes boisées du Tängri, descendant jusqu’à la mer en lignes molles, formaient l’arrière-plan du tableau. La perspective cavalière et naïve, très plongeante, tronquait le sommet de la montagne, dont les lignes convergentes des croupes basses suggéraient cependant l’imminence et l’énormité vivante de la masse, comme si l’agrippement écrasant d’une patte géante se fût appesanti en plongeant du bord du cadre jusqu’à la mer. Au bord de l’eau, l’ensoleillement d’une après-midi étincelante faisait reluire dans la chaleur l’amphithéâtre des maisons et des remparts de la ville, comme un mirage levé sur la mer. Rhages apparaissait surprise dans la torpeur amoureuse de la sieste, avec les allées et venues bâillantes de ses terrasses, la douce activité de somnambules des minuscules personnages qui cheminaient çà et là dans les rues. Une riche fourrure de flammes aux volutes architecturales faisait un liséré à la ville assiégée. L’impression trouble que communiquait ce tableau de massacre tenait au caractère extraordinairement naturel et même reposant que la cruauté sereine de Longhone avait su donner à sa peinture. Rhages brûlait comme une fleur s’ouvre, sans déchirement et sans drame: plutôt qu’un incendie, on eût dit le déferlement paisible, la voracité tranquille d’une végétation plus goulue, un buisson ardent cernant et couronnant la ville, la volute rebordée d’une rose autour du grouillement d’insectes de son coeur clos. La flotte d’Orsenna était rangée en demi-cercle au large de la ville, mais si un mur de fumées calmes s’élevait en lourds panaches de la mer, bien plus qu’au fracas déchirant de l’artillerie on songeait malgré soi à quelque cataclysme pittoresque et de visitable, au Tängri venant de nouveau faire grésiller ses laves dans la mer.
Tout ce que la seule distance prise peut communiquer de cyniquement naturel aux spectacles de la guerre refluait alors pour venir exalter le sourire inoubliable du visage qui jaillissait comme un poing tendu de la toile et semblait venir crever le premier plan du tableau. Piero Aldobrandi, sans casque, portait la cuirasse noire, le bâton et l’écharpe rouge de commandement qui le liaient pour jamais à cette scène de carnage. Mais la silhouette, tournant le dos à cette scène, la diluait d’un geste dans le paysage, et le visage tendu par une vision secrète était l’emblême d’un surnaturel détachement. Les yeux mi-clos, à l’étrange regard intérieur, flottaient dans une extase lourde ; un vent de plus loin que la mer agitait ces boucles, rajeunissait tout le visage d’une chasteté sauvage. Le bras d’acier verni aux reflets sombres élevait d’un geste absorbé la main à la hauteur du visage. Entre les pointes des doigts de son gantelet de guerre à la dure carapace chtitineuse, aux cruelles et élégantes articulations d’insecte, dans une geste d’une grâce perverse et à demir amoureuse, comme pour en aspirer de ses narines battantes la goutte de parfum suprême, les oreilles closes au tonnerre des canons, il écrasait une fleur sanglante et lourde, la rose rouge emblématique d’Orsenna.

Julien GRACQ, Le Rivage des Syrtes,
 p. 106-8, Librairie José Corti, 1951.