mercredi 2 septembre 2020

Les tribulations d’une statue chinoise

Bien des années plus tard, au commencement du XVIIe siècle, et d’une manière qui n’a jamais été tirée au clair, les Espagnols entrèrent en possession d’une figure en or du Bouddha, créée au temps de la dynastie des T’ang et qui d’une façon ou d’une autre avait survécu à la catastrophe du IXe siècle. Même si, à l’époque, la coutume était de fondre de nombreuses pièces et de ne transporter en Espagne que de l’or ou de l’argent refondu, cette pièce dut tellement impressionner ses nouveaux propriétaires que le gouverneur de Manille décida de la conserver et de l’envoyer intacte au roi d’Espagne, pour qu’il la joigne à ses trésors de la façon qui lui conviendrait le mieux : soit comme simple métal, soit comme l’œuvre d’art singulière qu’elle était déjà, car, même si ce gouverneur ne l’imaginait pas, le style de cette pièce était sans aucun doute de la période T’ang, et cela devait être l’une des rares représentations de Bouddha réalisées en or pur, car on utilisait d’habitude plutôt le bois, la pierre et même le bronze, mais pas l’or…
À présent, pour vous donner une idée, je vais essayer de vous décrire la figure : sur la statue, Bouddha était représenté debout, recouvert d’une cape qui l’enveloppait et formait des plis autour de lui. Les mains du dieu étaient en position de prière, et ses pieds reposaient sur une feuille de lotus, avec une telle délicatesse qu’il semblait être descendu du ciel pour se poser dessus. Derrière lui s’ouvrait un halo oblong, comme cela, sillonné de lignes qui formaient de véritables labyrinthes. Le corps de Bouddha était maigre, comme on le représentait à l’époque, et il avait un visage presque carré, capable d’exprimer toute sa force. Mais sur sa figure il y avait un petit sourire qui accentuait ses traits, très légèrement chinois. Cette statue extraordinaire, créée mille ans plus tôt par un artiste dont nous ne saurons jamais le nom, pesait un poids d’or net de quatorze kilos et mesurait quarante-cinq centimètres de haut, selon les mesures actuelles. Pouvez-vous l’imaginer ?…
Avec encore plus de soins que d’habitude, la pièce traversa enfin l’océan Pacifique, débarqua à Acapulco, traversa le Mexique et fut à nouveau embarquée pour La Havane d’où elle devait partir directement pour Séville et de Séville à Madrid, comme cadeau royal à un Philippe IV qui commençait à assister à la décadence de l’empire et qui comme roi espagnol avait toujours plus ou moins besoin d’argent.
Leonardo PADURA, L’Automne à Cuba 
Métailié, 1999, Points, pp. 196-7 (trad. par René Solis et Maria Hernandez)