mercredi 30 octobre 2019

Portrait hérétique

Etude d’une tête de jeune homme
 aux mains jointes à l’image du Christ
,
 coll. part.,
 vendu par Sotheby's en décembre 2018
Il s’agissait d’une copie récente d’un tirage ancien. La couleur sépia de la photographie était devenue grise et on pouvait observer les bords irréguliers du papier de l’original. On y voyait une femme, entre vingt et trente ans, vêtue d’une robe sombre, assise dans un fauteuil à haut dossier recouvert de brocart. Auprès d’elle, un petit garçon d’environ cinq ans, une main posée sur les genoux de sa mère, fixait l’objectif. À en juger par les vêtements et les coiffures, Conde supposa que la photo avait été prise dans les années 1920 ou 1930. Averti du sujet, après avoir observé les personnages, il se concentra sur un petit tableau accroché derrière eux, au-dessus d’un guéridon où se trouvait un bouquet de fleurs pâles dans un grand vase. Le tableau devait mesurer quelque quarante centimètres sur vingt-cinq, par comparaison avec la tête de la femme. Conde inclina la photo pour chercher le meilleur éclairage afin d’étudier le personnage dans le cadre : il s’agissait du buste d’un homme avec une barbe clairsemée et peu soignée dont les cheveux, coiffés avec une raie au milieu, tombaient jusqu’aux épaules. Cette image transmettait quelque chose d’indéfinissable, surtout par le regard, à la fois perdu et mélancolique, et Conde se demanda s’il s’agissait du portrait d’un homme ou d’une représentation du Christ, assez proche d’une reproduction qu’il devait avoir vue dans divers livres de peintures... Un Christ de Rembrandt chez des juifs ?
– Ce portrait est de Rembrandt ? demanda-t-il sans cesser de regarder la photo.
– La femme, c’est ma grand-mère et l’enfant, c’est mon père. Dans la maison où ils habitaient à Cracovie... et le tableau a été authentifié, c’est un Rembrandt. 
Leonardo PADURA, Hérétiques,
 Métailié, 2014, pp. 37-38 (trad. Elena Zayas)

Conde ne remit les feuilles dans l’enveloppe jaune qu’après avoir terminé une seconde lecture. Il se resservit une tasse de café, alluma une cigarette et observa le sommeil paisible de Basura II qui était rentré pendant qu’il lisait. Puis il écrasa son mégot, se leva et alla jusqu’aux étagères du salon où il prit le volume de Rembrandt publié, plusieurs années auparavant, par les Éditions Nauta. Il tourna les pages jusqu’au chapitre des illustrations et s’arrêta sur celle qu’il cherchait. Il était là cet homme réel peint par Rembrandt, avec une chemise rouge, les cheveux châtains séparés par une raie, la barbe frisée et le regard concentré sur l’infini. Pendant de longues minutes, il contempla la reproduction de l’œuvre, proche parente de celle qu’il avait vue sur la photo de Daniel Kaminsky et de sa mère Esther, prise chez eux à Cracovie avant le début des malheurs de leur famille, exterminée par une haine plus cruelle que celle des cosaques et des Tartares. Tout en regardant le visage du jeune juif que l’on pouvait maintenant associer à des initiales et aux lambeaux d’une histoire de vie, Conde se sentit enveloppé par la grandeur et l’influence invincible d’un créateur et par l’atmosphère d’une mystique dont les hommes avaient, depuis toujours, eu besoin pour vivre. Il perçut alors que le miracle de cette fascination, capable de survoler les siècles, résidait dans les yeux de ce personnage, fixé pour l’éternité par le pouvoir invincible de l’art. « Oui, tout est dans les yeux », pensa-t-il. Ou peut-être dans un espace insondable derrière les yeux ? 
op. cit., p. 602