lundi 10 juin 2019

Trou de mémoire

Il suffirait pourtant d’appeler... « Excusez-moi, je vous dérange, c’est idiot, je ne sais pas ce que j’ai, je n’arrive pas à retrouver le nom de ce peintre italien de la Renaissance, vous ne connaissez que lui, il peignait des personnages faits de légumes, de fruits »... aussitôt les secours arriveraient, le trou serait obturé, tout se remettrait en place... Mais où serait-elle, cette satisfaction, cette jubilation... la preuve que les forces qui veillent ici sont toujours capables à elles seules, sans aide du dehors, de parvenir à refermer ce qui peut n’importe où, à n’importe quel moment s’ouvrir, laisser passer, se répandre ici ces exhalaisons... le souffle, l’haleine de l’absence irréparable, de la disparition... 
Pas encore, il reste peut-être encore une chance... ils ne venaient jamais l’un sans l’autre, dès qu’elle se présentait, même une image ébauchée, il était là, et lui la faisait surgir... chacune de ses syllabes s’inscrivait dans la chevelure en grappes de raisin, en feuilles de vigne, en cerises, en fraises, dans la courgette qui émerge entre les deux pommes des joues, dans la bouche, une grenade entrouverte... il y avait aussi en lui cette même liberté, cette force d’affirmation, cette audace... bold... oui, bold... mais bold n’est pas italien... Boldo... Boldovinetti... mais non, ce n’est pas ça, pas ça du tout, ce n’est pas lui... et cette lettre qui était nichée en lui, juste en son centre, où on ne s’attendrait pas à la trouver... pareille à cette noisette au bas de la joue, à cette mûre... Au-dessus de la tête, par-derrière quelque chose flotte dans le brouillard... une voûte blanchâtre... On dirait une arche... elle disparaît, elle n’a rien à faire ici... Boldo, Boldi... 
Il vaut mieux renoncer, appeler à l’aide... pour une fois que c’est si facile, si certain d’être aussitôt apaisé... mais attention, pas trop de hâte, d’impatience, ce serait dangereux, il pourrait y avoir après coup quelques sanctions... une réputation de maniaque, de cinglé... « Il me téléphone, j’étais très occupé et il me demande à brûle-pourpoint... il avait l’air anxieux, il avait dû passer une nuit blanche... » Ne pas laisser entrevoir ce désordre, cette absence de contrôle qui permet à n’importe quoi, à ce qui n’importe où serait chassé, de venir s’installer ici, de tout occuper... il faut montrer que c’est venu ici appelé légitimement, muni d’un « laissez-passer en bonne et due forme »... Après un moment de conversation, après les questions d’usage et les réponses, introduire... « J’ai vu, je ne sais où, qu’il était sorti un album de reproductions superbes de ce peintre... ses personnages étaient faits de fleurs, de fruits... j’aurais voulu le commander et voilà que tout à coup son nom m’échappe... impossible de le retrouver... » Mais cette fois-ci, ce n’était pas la peine de prendre des précautions, c’est avec une rare douceur qu’a été administrée la piqûre calmante... « Ah oui, c’est agaçant... moi maintenant quand ça m’arrive, je ne m’épuise plus à chercher, j’ai remarqué qu’il suffit de donner le coup d’envoi et après... c’est mystérieux... on dirait qu’un mécanisme se déclenche, des recherches se font sans qu’on le sache, et tout d’un coup ça revient quand on n’y pensait plus... » 
Après les remerciements, quelques brèves formalités, il est possible de l’avoir tout à soi, de le contempler... Arcimboldo... c’est donc lui... c’est lui qui faisait flotter dans le brouillard cette arche... et ce M saugrenu, inattendu... il était niché dans cette mûre suspendue au bas de la joue... et pas bold, bien sûr, boldo... Arcimboldo. 
Il a retrouvé sa place. Il y est solidement installé. Il va rester là. Il n’est pas près d’en bouger. 

Nathalie SARRAUTE, Ici,
Folio Gallimard, 1995, pp. 23-5
illustration de couverture : Arcimboldo, L’été, Musée du Louvre, Paris © RMN - Gérard Blot