mercredi 27 juillet 2016

Portrait d’un traitre

C’était le portrait de Piero Aldobrandi, transfuge d’Orsenna, qui soutint contre ses forces le siège des forteresses farghiennes de Rhages, dont le tableau précisément évoquait l’assaut le plus furieux. Mais cette fois, j’avais devant les yeux le tableau lui-même, aussi neuf, aussi scandaleusement dégainé que que le vernis des muscles sous une peau qu’on arrache : l’oeuvre ressemblait à la copie comme à un nu agréable ressemble un écorché vif.
Les dernières pentes boisées du Tängri, descendant jusqu’à la mer en lignes molles, formaient l’arrière-plan du tableau. La perspective cavalière et naïve, très plongeante, tronquait le sommet de la montagne, dont les lignes convergentes des croupes basses suggéraient cependant l’imminence et l’énormité vivante de la masse, comme si l’agrippement écrasant d’une patte géante se fût appesanti en plongeant du bord du cadre jusqu’à la mer. Au bord de l’eau, l’ensoleillement d’une après-midi étincelante faisait reluire dans la chaleur l’amphithéâtre des maisons et des remparts de la ville, comme un mirage levé sur la mer. Rhages apparaissait surprise dans la torpeur amoureuse de la sieste, avec les allées et venues bâillantes de ses terrasses, la douce activité de somnambules des minuscules personnages qui cheminaient çà et là dans les rues. Une riche fourrure de flammes aux volutes architecturales faisait un liséré à la ville assiégée. L’impression trouble que communiquait ce tableau de massacre tenait au caractère extraordinairement naturel et même reposant que la cruauté sereine de Longhone avait su donner à sa peinture. Rhages brûlait comme une fleur s’ouvre, sans déchirement et sans drame: plutôt qu’un incendie, on eût dit le déferlement paisible, la voracité tranquille d’une végétation plus goulue, un buisson ardent cernant et couronnant la ville, la volute rebordée d’une rose autour du grouillement d’insectes de son coeur clos. La flotte d’Orsenna était rangée en demi-cercle au large de la ville, mais si un mur de fumées calmes s’élevait en lourds panaches de la mer, bien plus qu’au fracas déchirant de l’artillerie on songeait malgré soi à quelque cataclysme pittoresque et de visitable, au Tängri venant de nouveau faire grésiller ses laves dans la mer.
Tout ce que la seule distance prise peut communiquer de cyniquement naturel aux spectacles de la guerre refluait alors pour venir exalter le sourire inoubliable du visage qui jaillissait comme un poing tendu de la toile et semblait venir crever le premier plan du tableau. Piero Aldobrandi, sans casque, portait la cuirasse noire, le bâton et l’écharpe rouge de commandement qui le liaient pour jamais à cette scène de carnage. Mais la silhouette, tournant le dos à cette scène, la diluait d’un geste dans le paysage, et le visage tendu par une vision secrète était l’emblême d’un surnaturel détachement. Les yeux mi-clos, à l’étrange regard intérieur, flottaient dans une extase lourde ; un vent de plus loin que la mer agitait ces boucles, rajeunissait tout le visage d’une chasteté sauvage. Le bras d’acier verni aux reflets sombres élevait d’un geste absorbé la main à la hauteur du visage. Entre les pointes des doigts de son gantelet de guerre à la dure carapace chtitineuse, aux cruelles et élégantes articulations d’insecte, dans une geste d’une grâce perverse et à demir amoureuse, comme pour en aspirer de ses narines battantes la goutte de parfum suprême, les oreilles closes au tonnerre des canons, il écrasait une fleur sanglante et lourde, la rose rouge emblématique d’Orsenna.

Julien GRACQ, Le Rivage des Syrtes,
 p. 106-8, Librairie José Corti, 1951.