mercredi 21 février 2018

Portrait imaginaire de groupe, qui fut trop réel !

Pierre Michon décrit ici le tableau imaginaire au centre de son récit Les Onze, qui représente les membres du Comité de Salut public.
Vous voyez bien que j’y reviens, au tableau. Le plumet y est trois fois, Monsieur. Par voie de conséquence trois fois les trois couleurs. Et les cols alla paolesca, onze fois. 
Reprenons, de gauche à droite : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Les commissaires. Billard, l’habit de pékin et les bottes ; Carnot, la houppelande, l’habit de pékin et les bottes ; Prieur de la Côte-d’Or, à la nation, le plumet sur la tête ; Prieur de la Marne, à la nation, le plumet sur la table ; Couthon, l’habit de pékin et les inutiles souliers à boucle sur les pieds de paralytique, dans la chaise de soufre ; Robespierre, l’habit de pékin et les souliers à boucle ; Collot, la houppelande, l’habit de pékin et les bottes, pas de cravate ; Barrère, l’habit de pékin et les souliers à boucle ; Lindet, l’habit de pékin et les souliers à boucle ; Saint-Just, l’habit d’or ; Jean Bon Saint-André, à la nation, le plumet à la main. 
Et tous les cols, alla paolesca. C’est un tableau vénitien, Monsieur, ne l’oubliez pas.
Pierre MICHONLes Onze, pp. 104-5, Verdier, 2009

lundi 19 février 2018

Peintures sur éventail

Le premier éventail, juste au-dessus de la lampe, représentait un vol de grues cendrées au couchant sur fond d’eaux miroitantes, couleur de pluie dans la lumière rosée, la pointe des ailes et les pattes noires, le bec effilé. On distinguait même la peau écarlate du crâne de chacune d’elles, en formation au-dessus des prairies de joncs. Tracés pareillement à l’encre, ces quelques mots :

 Bientôt en cendre 
dans cette brume d’un soir – 
vol de grues cendrées 

 Mal éclairé, le deuxième éventail montrait un personnage en difficulté sur un pont suspendu, guerrier de jadis appuyé sur sa lance qui tentait de gagner l’autre rive malgré la rivière torrentueuse comme une coulée de métal en fusion. Le poème disait, je me souviens :

 Traversera-t-il 
l’épée tranchante du temps 
le vieux samouraï 

 À peine distinct, le troisième éventail devait avoir été abandonné en cours d’élaboration car des coulures encore fraîches rendaient l’inscription illisible. Matabei n’avait pas eu la force de le sécher. On observait seulement un grand ciel d’automne avec une envolée de feuilles d’érable au premier plan et, au loin, le mont Jimura. Alors que mes yeux se plissaient sur cette énigme, mon maître s’exclama, d’une voix pourtant si faible : « Quand c’en sera fini de cette pénible comédie, promets-moi d’achever dignement le travail, cher fils… »
Hubert HADDADLe Peintre d’Éventail,
 Zulma, 2013, pp. 17-18

estampe d'une série appelée "Seichû gishi den", 誠忠義士傳,
réalisée entre août 1847 et janvier 1848 par Utagawa Kuniyoshi.

dimanche 11 février 2018

A la recherche d’une figure fugitive

Pierre Michon ouvre son récit Les Onze en évoquant le peintre imaginaire d’un tableau imaginaire représentants les onze membres du Comité de salut public. Il en esquisse un portrait, tout en insistant sur le caractère évanescent du visage de ce peintre apocryphe ! Il imagine qu’il serait déjà présent sur une fresque de Tiepolo à la résidence de Wurtzbourg.
Mariage de Frédéric Barberousse avec Béatrice de Bourgogne,
 fresque de Giambattista Tiepolo (scène centrale), 1751, Résidence de Wurtzbourg.
Il était de taille médiocre, effacé, mais il retenait l’attention par son silence fiévreux, son enjouement sombre, ses manières tour à tour arrogantes et obliques – torves, on l’a dit. C’est ainsi du moins qu’on le voyait sur le tard. Rien de tel n’apparaît dans le portrait qu’aux plafonds de Wurtzbourg, précisément sur le mur sud de la Kaisersaal, dans le cortège des noces de Frédéric Barberousse, Tiepolo a laissé de lui, quand le modèle avait vingt ans : il est là à ce qu’on dit, et on peut l’aller voir, perché parmi cent princes, cent connétables et massiers, autant d’esclaves et de marchands, de portefaix, des bêtes et des putti, des dieux, des marchandises, des nuages, les saisons et les continents au nombre de quatre, et deux peintres irrécusables, ceux qui de la sorte ont rassemblé le monde dans sa recension exhaustive et sont du monde pourtant, Giambattista Tiepolo en personne et Giandomenico Tiepolo son fils. Il est donc là lui aussi, la tradition veut qu’il y soit, et qu’il soit le page qui porte la couronne du Saint Empire sur un coussin à glands d’or ; on voit sa main sous le coussin, son visage un peu penché regarde la terre ; tout son buste fléchissant semble accompagner le poids de la couronne : il ploie sous l’Empire, tendrement, suavement.
Il est blond.
Cette identification a tout pour séduire, quand bien même elle serait une fantaisie : ce page est un type, pas un portrait, Tiepolo l’a pris dans Véronèse, pas dans ses petits assistants ; c’est un page, c’est le page, ce n’est personne.
Pierre MICHON, Les Onze, pp. 11-12, Verdier, 2009





Etrangement, cet incipit est largement repris dans Tu montreras ma tête au peuple de François-Henri Désérable : 
lire cet extrait dans GoogleBooks.

Une vue complète de la fresque (mais moins précise)...