vendredi 2 novembre 2018

Tableautin avec ecclésiastiques

— Mon ami, ne vous laissez pas éblouir par ce chiffre. Donnez-moi votre opinion de cette peinture. Ce qu’elle a coûté n’importe pas, au fond. Les belles choses n’ont pas de valeur. Et puis, que diable ! un Chacornac !…
Autour d’un guéridon qui disparaissait sous une riche dentelle, trois prélats vêtus de satin écarlate achevaient un dîner fin dont on apercevait les reliefs dans des plats d’or. Une bouteille de champagne refroidissait dans un seau d’argent, posé sur le tapis rouge, cependant qu’un de ces messieurs, le plus gras de la bande, élevait sa coupe de cristal en se tournant vers ses compères. L’un d’entre eux s’apprêtait à répondre aux compliments qu’on lui faisait, sans doute, car il souriait aux porteurs de santé et se versa lui-même à boire. Ce geste apparaissait comme une imprudence au troisième ecclésiastique qui, craignant peut-être une distraction de la part de son voisin, lui touchait le bras du bout des doigts, et, la mine effrayée, semblait lui dire qu’il eût à prendre garde de ne point faire déborder sa coupe. Enfin, dernier détail qui achevait cet ensemble plein de bonhomie et de préciosité, une chatte blanche se roulait gracieusement au pied des prélats en jouant avec une écaille d’huître. Tel était le sujet du tableau que Monsieur Grosgeorges proposait à l’admiration du professeur. Celui-ci fronça les sourcils un instant et promena les yeux du haut en bas de l’œuvre d’art.
— C’est très joli, dit-il.
— Joli ! répéta Grosgeorges avec impatience. Est-ce là tout ce que vous trouvez à en dire ? Cristi, mon cher, voyez les choses un peu en artiste. Ces couleurs chaudes, vives, harmonieuses pourtant, cela ne vous dit rien ? Le vermillon des soutanes qui répond au blanc de la nappe, ce blanc qui à son tour appelle le rouge sombre du tapis, hein, ça ne chante pas, cela ? Et cette chatte, cet adorable animal jeté au bas du tableau comme une signature ? Et puis, nom de nom, examinez-moi le détail de cette dentelle. Vous la prendriez dans la main. Regardez ça, et ça…
Son doigt court et pointu indiquait avec amour les rosaces de fil que l’artiste avait reproduites avec une fidélité scrupuleuse. Guéret se pencha, subitement intéressé. Se pouvait-il qu’il y eût au monde des gens qui prissent plaisir à peindre des nappes de dentelles et des cardinaux en train de boire, alors que pour lui cela existait si peu ? 
Julien GREEN, Léviathan,
 Plon, 1929, Le Livre de Poche, 1993, p. 58-59

mercredi 31 octobre 2018

Un appartement d’écrivain

Il s’était tiré une balle dans la bouche un an auparavant presque jour pour jour dans son appartement du quai Voltaire. Un appartement paraît-il un peu délabré, un peu délaissé, où il vivait seul, replié sur ses secrets, entouré de ses livres, entouré de froides statues antiques auxquelles il avait fini par ressembler – tant il est vrai qu’avec les années, juste avant de disparaître complètement, on tend à se confondre avec son décor. Il était quatre heures de l’après-midi, quatre heures précises, ce jeudi 21 septembre, jour de l’équinoxe, et avant d’actionner la gâchette de son revolver il avait pris soin, pour être sûr, d’avaler pour partie le contenu d’une ampoule de cyanure.
Eh bien c’est à lui que je pensais, Henry de Montherlant, alors que nous suivions l’avenue Raymond-Poincaré, laissant derrière nous la rue Lauriston. Ici, au début de cette rue, se trouvait la maison où il avait passé ses toutes premières années. Il existe une photographie où l’on voit le jeune Montherlant – il est âgé d’environ cinq ou six ans – posant à l’entrée de cet hôtel particulier construit en léger retrait, si discret que, longeant le trottoir, on le remarque à peine. Sur cette photographie on aperçoit la grille, les deux piliers de briques et de pierre, l’enfilade des immeubles dans la rue, la devanture d’un commerce, et là-bas, au bout, fermant la perspective, une carriole.
Il existe aussi un cliché le montrant à la fin de sa vie, dans cet immense appartement habité principalement par des statues. Il est photographié justement parmi ces marbres antiques, assis dans son salon, ce salon bas de plafond, donnant sur le quai, où il recevait ses rares visiteurs, les autres pièces étant interdites. Henry de Montherlant est là, dans ce cadre minéral, au milieu de ces bustes qui étaient sa seule famille, une famille de pierre, immobile et muette. Visage fermé, regard dur, teint de cire, cheveux en brosse.
Combien sont-elles, ces statues ? Six, huit ? Huit visibles. Mais combien que le cliché ne nous montre pas, noyées dans le flou du premier plan, cachées par le fauteuil ou par telle autre ? Il y en a partout, et c’est vrai que Henry de Montherlant peut facilement passer pour l’une d’entre elles.
Thierry DANCOURTHôtel de Lausanne,
 La Table Ronde, 2008, p. 33-34

Montherlant devant chez lui à l'âge de 6 ans,
photo non créditée, figure à la p. 16 du volume des « Ecrivains de toujours » consacré à Montherlant, par Pierre Sipriot (Seuil, 1975)

Montherlant dans son appartement,
crédits inconnus, peut-être Mangeot / Paris-Match

dimanche 14 octobre 2018

Cliché d’histoire

Le narrateur décrit Kurt von Schuschnigg, chancelier et quasi-dictateur de l’Autriche au moment de l’Anschluss.
Les photographies que nous possédons de Schuschnigg nous montrent deux visages : un visage pincé, austère, et un autre plus timide, rentré, presque rêveur. Sur un célèbre cliché, il a les lèvres serrées, l’air perdu, avec dans le corps une sorte d’abandon, de chute. C’est en 1934, à Genève, dans ses appartements, que cette photographie fut prise. Schuschnigg se tient debout, inquiet peut-être. Il y a dans ses traits quelque chose de mou, d’indécis. On dirait qu’il tient à la main une feuille de papier, mais l’image est floue et une tache sombre mange le bas de la photo. Si l’on regarde attentivement, on remarque que le revers d’une poche de sa veste est froissé par son bras, et puis on aperçoit un étrange objet, une plante peut-être, qui fait à droite intrusion dans le cadre. Mais cette photographie, telle que je viens de la décrire, personne ne la connaît. Il faut aller à la Bibliothèque nationale de France, au département des estampes et de la photographie, pour la voir. Celle que nous connaissons a été coupée, recadrée. Ainsi, à part quelques sous-archivistes chargés de classer et d’entretenir les documents, personne n’a jamais vu le revers mal fermé de la poche de Schuschnigg, ni l’étrange objet — une plante ou je ne sais quoi — à droite de la photo, ni la feuille de papier. Une fois recadrée, la photographie donne une impression toute différente. Elle possède une sorte de signification officielle, de décence. Il a suffi de supprimer quelques millimètres insignifiants, un petit morceau de vérité, pour que le chancelier d’Autriche semble plus sérieux, moins ahuri que sur le cliché d’origine ; comme si le fait d’avoir refermé un peu le champ, effacé quelques éléments désordonnés, en resserrant l’attention sur lui, conférait à Schuschnigg un peu de densité. Tel est l’art du récit que rien n’est innocent.
Éric VUILLARD, L’Ordre du Jour
Actes Sud, 2017, pp. 44-45

Vues de Genève : Schuschnigg, dans son appartement (portrait à 2 m) :
[photographie de presse] / Agence Meurisse
voir source sur Gallica

dimanche 2 septembre 2018

Carte du front

Il y avait deux lettres de petit format avec des en-têtes et des tampons officiels, couvertes de quelques lignes d’une fine écriture, comme officielle elle aussi, laconique, comme des ordres ou des communiqués militaires, et trois ou quatre de ces cartes postales que les amoureux ou les maris des domestiques ont coutume d’envoyer. Une fois elle laissa tomber l’une d’elles que le garçon ramassa. Elle représentait en sépia sur un fond marron un canon de 75 en position de tir auprès duquel se trouvait un soldat coiffé d’un képi, une bande rouge courant le long de sa culotte, un genou à terre, une main en visière, l’autre tendue, l’index en avant, dans la direction où le canon était lui-même pointé. Dans le coin gauche et un peu en arrière du canon, apparaissait dans le halo clair le visage souriant d’une femme blonde au-dessus d’un bouquet de roses. Calligraphiés en grandes lettres blanches dans la partie supérieure de la carte, on pouvait lire les mots ON LES AURA suivi d’un point d’exclamation. Au verso, dans la partie réservée à la correspondance, ondulait ou plutôt trébuchait une de ces écritures maladroites et appliquées, comme enfantine, chaotique, dont les lettres tracées au crayon et à demi effacées se bousculaient en désordre, la femme reprenant la carte au garçon, les sourcils froncés maintenant, penchée avec attention sur les boucles et jambages péniblement formés, relevant à la fin la tête, tapotant la carte de l’index, disant quelque chose comme : « Cet homme parlait d’un bois de Jaulnay. Mais ça peut être Gaulnay. Ou Goulnoy. Demandez-leur s’il savent où… », puis déjà debout, ajustant déjà sur sa tête la toque noire, arrangeant ce voile, le paquet de lettres de nouveau dans le sac fermé, disant : « Allons », disant : « Demandez-leur si c’est loin. Demandez-leur si on peut trouver une voiture. Demandez-leur s’ils connaissent quelqu’un qui a une auto ou une carriole. Nous laisserons nos bagages ici. Dites-leur… ».
Claude SIMON, L’Acacia,
 1989/2003, Éditions de Minuit, p. 17-18
Carte postale de propagande de la première guerre mondiale

dimanche 12 août 2018

Photographies de mémoire

Dans ce roman largement autobiographique, l’auteur raconte sa rencontre avec le photographe allemand Herbert List, nommé ici Joachim Lenz, et évoque son travail.
Chacune des photographies enregistrait la manière dont, à un moment donné, un visage, une scène, un objet s’était matérialisé en un ensemble de lignes et de masses, de valeurs lumineuses et ombrées, qui résumaient la comédie de sa propre existence, entremêlée à sa perception. Il piégeait la collision d’objets disparates dans l’espace-temps : des lunettes à monture métallique posées sur le parapet d’un balcon surplombant la mer qui, elle même, ceinture une île grecque ; le caleçon d’un mendiant accroché sur une corde à linge, tout en haut d’une rue napolitaine tortueuse, fouetté par le vent et déformé jusqu’à ressembler à un visage narguant la robe et les rangées de perles d’une Romaine élégante qui déambulait dans la rue ; le contraste d’enfants noirs jouant dans un parc devant les gratte-ciel qui bordent le lac Michigan, des corps blancs et riches face à de pauvres corps bruns sur les plages de Rio de Janeiro. Les sujets de ses photographies avaient l’air d’attirer l’attention sur eux, de pointer le doigt, de dire : « Me voici ! Regarde ! Comme nous sommes extraordinaires ! », et — exclamation souvent proférée par Joachim au cours d’une conversation — « Comme c’est DRÔLE ! ».
Stephen SPENDER, Le Temple,
 Christian Bourgois Editeur, 1989, p. 111 (trad. Guillaume Villeneuve)

Suisse, Lac des Quatre-Cantons, 1936

Hamburg, Linge à Finkenwerder, 1930

Martinique, 1957

Photographies de Herbert List © Magnum Photos,
 ainsi que la couverture du roman représentant Franz Büchner (1929), l’un des personnages intégrés au roman (Heinrich).


lundi 21 mai 2018

Scène campagnarde avec chouan

Elle qui a souvent regardé l’image fixée au mur de la chambre une gravure pâlie et tachée de brun représentant la cour d’une ferme à l’ancienne mode l’araire au premier plan à gauche avec le soc dont la courbure étonne et au milieu le tas de foin d’où sort un ruisseau étroit rejoignant à droite la mare où les canards sont en une file, le premier très gros les suivants de taille décroissante le dernier une tache à peine distincte, l’eau autour d’eux froissée de cercles concentriques puis au fond près d’un arbre touffu un petit pont en dos d’âne et le sentier s’incurvant jusqu’au seuil de la grange. Il faut s’approcher de très près pour découvrir le chouan entre les bottes de foin tourné de biais vers les deux hommes qui passent derrière la charrue vêtus d’un pantalon de bure d’une veste ajustée sur un gilet à boutons, se retirant le dos courbé bredouilles un fusil à la main.
Elle a dit, la campagne tu le vois bien est le meilleur endroit où trouver des cachettes.
Annie SAUMONT, Les Blés,
éditions Joëlle Losfeld, 2003, pp. 9-10

samedi 31 mars 2018

Vision d’horreur et de mort

Un archevêque voulant s’assurer que le peintre correspond à ce qu’il attend en ces temps troublés des guerres de religion, envoie auprès de l’artiste un espion (un « cousin ») qui devient son assistant. Celui-ci évoque un tableau mystérieux en partie inachevé. 
Selon lui Bruegel aurait réalisé, sur commande, semble-t-il l’an passé, une œuvre appelée Le Triomphe de la Mort. Il s’agirait, au loin, d’une cité en flammes. On voit, m’a-t-il juré, au centre du tableau, le squelette d’un cheval au galop monté d’un cavalier, en os tout de même, brandissant une faux effroyable, au milieu des créatures ignobles ou désemparées.
« Pour que les corneilles et les corbeaux s’en repaissent. »
Dans le fond, s’allument des bûchers et des silhouettes se dressent au loin, tendant les bras sous des gibets. Au premier plan, des cartes à jouer, un jeu de trictrac sont répandus sur le sol. Un roi impuissant regarde s’écouler le sable dans un sablier. En chemise de nuit, un homme qu’on égorge. Un qu’on pend par les pieds. Un de plus jeté dans le vide ou dans un sac. De l’autre côté, un couple improvise une romance sur un accord de luth. Bête odieuse et lubrique, la Mort, osseuse, coiffée d’un chapeau à plumes, enlace les tourtereaux. Derrière, une marée humaine et d’ossements, item, fauchés ou chevauchés, est poussée vers des grottes, sous le tambour et les trompettes de spectres épouvantables. « Finesse de l’ouvrage et détails insensés, a souligné Ventrecuit. Couleurs complémentaires, se répondant jusque dans les recoins les plus infimes du taffetas et de l’hermine ». Art odieux au service de l’horreur ferait selon lui, bon an mal an, digérer le spectacle. 
Éric LE BOT, Le Cousin de Bruegel
pp. 30-1, éditions In8, 2014

Pieter Brueghel l’Ancien, Le Triomphe de la Mort,
 1562, huile sur bois, 117 × 162 cm, Musée du Prado, Madrid

vendredi 2 mars 2018

Discussion autour d’un martyre

Caravage, La Flagellation du Christ,
 1607 (?), Huile sur toile, 286 × 213 cm, Musée Capodimonte, Naples
Le Caravage évoque avec son protecteur, le cardinal Del Monte, le tableau qu’il est en train de terminer.
J’avais beaucoup de commandes à réaliser à Naples, des travaux laissés en suspens que je repris à mon retour. Je travaillais à une Flagellation dans la villa de Chiaia, pour Tommasso De Franchis, un bourgeois de l’administration du vice-royaume qui était en train de s’acheter un titre nobiliaire et une chapelle à San Domenico Maggiore. J’avais esquissé la toile avant de partir, et maintenant je la corrigeais, je voulais supprimer la figure du commanditaire qu’on m’avait demandé d’y faire apparaître mais que j’avais ensuite décidé d’effacer, avec l’autorisation de De Franchis. Il me semblait dégradant pour lui de le représenter là, assistant à la torture du Christ, au risque d’être pris pour Ponce Pilate. Je peignais à sa place un troisième bourreau, qui resserrait les liens du Nazaréen attaché à la colonne...
— Inquiétant... Ce flagellateur, là, à gauche, celui avec le fouet en main, il a l’air vraiment méchant, dit une voix amie dans mon dos. Les bourreaux de la Passion ne sont plus des travailleurs quelconques, comme dans tes toiles romaines, ils participent activement au mal dont ils sont les exécutants matériels. Ils sont donc aussi coupables que les mandants, et semblent prendre un grand plaisir à infliger aux autres la douleur physique, sinon ils ne seraient probablement pas là, ils feraient un autre métier, n’est-ce pas ?
Francesco FIORETTI, Dans le miroir du Caravage,
 p. 247-8, Editions Hervé Chopin, 2016 (trad. Chantal Moiroud)

Le Caravage décrit un de ses tableaux

Caravage, Les Sept Œuvres de miséricorde,
 1607, Huile sur toile, 390 × 260 cm, église Pio Monte della Misericordia, Naples
C’est pour certains d’entre eux, le marquis de Villa et les six autres fondateurs du Pio Monte della Misericordia, que je peignis la toile la plus difficite et la plus peuplée de ma vie : je devais y représenter les sept œuvres de miséricorde réunies, et me compliquai encore les choses en décidant de situer la scène dans une ruelle étroite de Naples, qui restreignait davantage la perspective. Je plaçai au premier plan neuf personnages, trois « assistants » et six assistés, pour donner une vague idée des proportions réelles du phénomène : une femme qui, telle la fille de Cimon rendant visite à son père prisonnier, nourrit l’affamé en l’allaitant ; un saint Martin qui habille celui qui est nu et secourt le malade ; un hôte qui désaltère un assoiffé tout en accueillant deux pèlerins. Dans le fond, un diacre brandit une torche qui éclaire à la fois les pieds de la dépouille et le chemin du croquemort qui la porte au tombeau : la septième œuvre de miséricorde, la sépulture des morts. Les « assistants » sont tous haletants, épuisés, comme les habitants d’une ville assiégée, et semblent bouleversés ; ils ne parviennent pas à écouter leurs assistés, trop nombreux pour eux. Leurs visages rappellent ceux des bourreaux du Crucifiement de saint Pierre de Santa Maria del Popolo, tous sont absorbés par leur propre travail : la banalité du bien. Et nous en sommes déjà à onze personnages. Douze avec le mort. Ce ne serait pas une ruelle de Naples si elle n’était pas grouillante de vie, des gens et du linge qui pend aux balcons. Un enchevêtrement d’ailes et de draps blancs, les anges les plus lourds de la peinture de tous les temps. L’un d’entre eux semble tomber d’un balcon et l’autre tendu pour le retenir, et ils ont une ombre. Et comment ! Au point que, sur le mur de la prison d’en face, elle évoque celle d’un pantalon mis à sécher. Au-dessus des anges, une Vierge à l’Enfant qui ne semble pas descendre du ciel, mais plutôt regarder par la fenêtre du premier étage, car il y a sept étages au-dessus d’elle et que, dans cet enfer, personne ne voit jamais le ciel.
Francesco FIORETTI, Dans le miroir du Caravage,
 p. 245-6, Editions Hervé Chopin, 2016 (trad. Chantal Moiroud)

mercredi 21 février 2018

Portrait imaginaire de groupe, qui fut trop réel !

Pierre Michon décrit ici le tableau imaginaire au centre de son récit Les Onze, qui représente les membres du Comité de Salut public.
Vous voyez bien que j’y reviens, au tableau. Le plumet y est trois fois, Monsieur. Par voie de conséquence trois fois les trois couleurs. Et les cols alla paolesca, onze fois. 
Reprenons, de gauche à droite : Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André. Les commissaires. Billard, l’habit de pékin et les bottes ; Carnot, la houppelande, l’habit de pékin et les bottes ; Prieur de la Côte-d’Or, à la nation, le plumet sur la tête ; Prieur de la Marne, à la nation, le plumet sur la table ; Couthon, l’habit de pékin et les inutiles souliers à boucle sur les pieds de paralytique, dans la chaise de soufre ; Robespierre, l’habit de pékin et les souliers à boucle ; Collot, la houppelande, l’habit de pékin et les bottes, pas de cravate ; Barrère, l’habit de pékin et les souliers à boucle ; Lindet, l’habit de pékin et les souliers à boucle ; Saint-Just, l’habit d’or ; Jean Bon Saint-André, à la nation, le plumet à la main. 
Et tous les cols, alla paolesca. C’est un tableau vénitien, Monsieur, ne l’oubliez pas.
Pierre MICHONLes Onze, pp. 104-5, Verdier, 2009

lundi 19 février 2018

Peintures sur éventail

Le premier éventail, juste au-dessus de la lampe, représentait un vol de grues cendrées au couchant sur fond d’eaux miroitantes, couleur de pluie dans la lumière rosée, la pointe des ailes et les pattes noires, le bec effilé. On distinguait même la peau écarlate du crâne de chacune d’elles, en formation au-dessus des prairies de joncs. Tracés pareillement à l’encre, ces quelques mots :

 Bientôt en cendre 
dans cette brume d’un soir – 
vol de grues cendrées 

 Mal éclairé, le deuxième éventail montrait un personnage en difficulté sur un pont suspendu, guerrier de jadis appuyé sur sa lance qui tentait de gagner l’autre rive malgré la rivière torrentueuse comme une coulée de métal en fusion. Le poème disait, je me souviens :

 Traversera-t-il 
l’épée tranchante du temps 
le vieux samouraï 

 À peine distinct, le troisième éventail devait avoir été abandonné en cours d’élaboration car des coulures encore fraîches rendaient l’inscription illisible. Matabei n’avait pas eu la force de le sécher. On observait seulement un grand ciel d’automne avec une envolée de feuilles d’érable au premier plan et, au loin, le mont Jimura. Alors que mes yeux se plissaient sur cette énigme, mon maître s’exclama, d’une voix pourtant si faible : « Quand c’en sera fini de cette pénible comédie, promets-moi d’achever dignement le travail, cher fils… »
Hubert HADDADLe Peintre d’Éventail,
 Zulma, 2013, pp. 17-18

estampe d'une série appelée "Seichû gishi den", 誠忠義士傳,
réalisée entre août 1847 et janvier 1848 par Utagawa Kuniyoshi.

dimanche 11 février 2018

A la recherche d’une figure fugitive

Pierre Michon ouvre son récit Les Onze en évoquant le peintre imaginaire d’un tableau imaginaire représentants les onze membres du Comité de salut public. Il en esquisse un portrait, tout en insistant sur le caractère évanescent du visage de ce peintre apocryphe ! Il imagine qu’il serait déjà présent sur une fresque de Tiepolo à la résidence de Wurtzbourg.
Mariage de Frédéric Barberousse avec Béatrice de Bourgogne,
 fresque de Giambattista Tiepolo (scène centrale), 1751, Résidence de Wurtzbourg.
Il était de taille médiocre, effacé, mais il retenait l’attention par son silence fiévreux, son enjouement sombre, ses manières tour à tour arrogantes et obliques – torves, on l’a dit. C’est ainsi du moins qu’on le voyait sur le tard. Rien de tel n’apparaît dans le portrait qu’aux plafonds de Wurtzbourg, précisément sur le mur sud de la Kaisersaal, dans le cortège des noces de Frédéric Barberousse, Tiepolo a laissé de lui, quand le modèle avait vingt ans : il est là à ce qu’on dit, et on peut l’aller voir, perché parmi cent princes, cent connétables et massiers, autant d’esclaves et de marchands, de portefaix, des bêtes et des putti, des dieux, des marchandises, des nuages, les saisons et les continents au nombre de quatre, et deux peintres irrécusables, ceux qui de la sorte ont rassemblé le monde dans sa recension exhaustive et sont du monde pourtant, Giambattista Tiepolo en personne et Giandomenico Tiepolo son fils. Il est donc là lui aussi, la tradition veut qu’il y soit, et qu’il soit le page qui porte la couronne du Saint Empire sur un coussin à glands d’or ; on voit sa main sous le coussin, son visage un peu penché regarde la terre ; tout son buste fléchissant semble accompagner le poids de la couronne : il ploie sous l’Empire, tendrement, suavement.
Il est blond.
Cette identification a tout pour séduire, quand bien même elle serait une fantaisie : ce page est un type, pas un portrait, Tiepolo l’a pris dans Véronèse, pas dans ses petits assistants ; c’est un page, c’est le page, ce n’est personne.
Pierre MICHON, Les Onze, pp. 11-12, Verdier, 2009





Etrangement, cet incipit est largement repris dans Tu montreras ma tête au peuple de François-Henri Désérable : 
lire cet extrait dans GoogleBooks.

Une vue complète de la fresque (mais moins précise)...