mercredi 22 février 2023

Vision somnambulique

Paul Delvaux, Les trois lampes, 1964, Collection privée
Mais il y a toujours, eu milieu du hall, le grand Delvaux qui reste lié pour moi à cette époque. Maria s’était aperçue que je jetais toujours un œil à ce tableau qui représentait une femme en robe blanche. Sa robe tenait de la tunique, de la robe de bal, ou de la chemise de nuit. Sa longue chevelure blonde, annelée comme celle des Grecques sur les amphores, était lâchée sur les épaules. Elle avait des yeux en amande soulignés d’un trait noir, la peau pâle, comme si le corps n’avait pas été enduit de peinture et gardait la blancheur du papier. Dans cette toilette incongrue, elle se tenait, de nuit, droite et sévère comme une moniale ou une somnambule sur le quai d’une petite gare triste, méticuleusement peinte avec tous ses détails — même les fils reliant les réverbères avaient été tracés d’un trait plus sombre que le ciel noir. On sentait que c’était une gare de ville du Nord, une gare des années 40 ; les rails ressemblaient à ceux des anciens trains électriques ; les wagons avaient des vitres qu’on remontait à la manivelle, des banquettes marron en cuir, des marchepieds très hauts. Les réverbères étaient allumés sur le quai ainsi que les vitres des wagons, et les impostes en demi-lune du bâtiment principal. La femme semblait déplacée dans ce décor — qui, naturellement, pouvait faire penser à un rêve, mais on ne savait pas de qui était le rêve, si elle était un rêve surgi de cette gare triste, ou si elle-même marchait dans son sommeil sur le quai d’une gare de ceinture, une gare des environs de Bruxelles ou d’Anvers. Ou peut-être qu’elle attendait quelqu’un, qu’elle s’était préparée pour quelqu’un qui n’est jamais venu. La gare, maintenant, était trop ancienne. Une gare depuis longtemps désaffectée. 
Maria me dit que Delvaux était belge. 
Un soir, comme je regardais le tableau (il était au centre du hall), elle me confia presque involontairement : « J’ai rencontré Karl à la gare de Madrid ; il faisait un voyage pour ses affaires. Il venait de se séparer de sa troisième femme. J’avais vingt-cinq ans. Je ne venais pas du même milieu, bien soir, si c’est la question que vous vous posez ; je venais d’un milieu modeste ; mon père était ouvrier, et vous savez ce qu’était l’Espagne à ce moment-là. »
Dominique BARBÉRIS, La Vie en marge
NRF Gallimard, 2014, pp. 70-1