samedi 4 avril 2020

Le bureau de Georges Haas

La grande table était presque désertique ; les quelques objets qui la peuplaient s’en trouvaient transformés en autant d’oasis de cristal, de cuir ou de carton. Georges Haas tira son fauteuil vers la table et pressa un bouton parant une oasis d’ébonite en forme de conque, et percée d’une foule de trous pour permettre à sa voix de passer au travers. Il déposa dans la conque une sorte de phrase d’allure monosyllabique et se renfonça dans son fauteuil. 
En attendant que fleurisse le monosyllabe, il jeta un regard circulaire sur l’espace quadrangulaire, tant bien que mal. Il y avait quelques tableaux sur les murs, dont un grand Monory tout bleu représentant un couloir de l’hôtel de la Gare d’Orsay, et un monochrome d’Yves Klein également tout bleu, mais d’un ton différent. Il y avait aussi une lithographie d’Odilon Redon dédiée à Edgar Poe et intitulée L’œil, comme un ballon bizarre, se dirige vers l’infini. La chose figurait un aérostat, un énorme globe oculaire en guise de ballon, et, suspendu à celui-ci, tenait lieu de nacelle un plateau où reposait sur sa base une tête coupée. L’appareil monstrueux flottait entre deux airs, au-dessus d’un vague paysage marin, avec au premier plan un végétal mal défini, évoquant un gros iris ou un petit agave. 
Au-dessous de la lithographie, monté sur tige, stationnait un moulage de terre cuite en provenance de Smyrne, présentant l’aspect supposé du cyclope Polyphème, au front orné d’un œil proéminent. Cependant, s’il avait respecté la vision proverbialement monoculaire des cyclopes, l’auteur de l’ouvrage n’avait pas cru bon pour autant d’éliminer la trace des deux autres yeux. À leur place, deux paupières closes, vaguement creuses, semblaient gésir sur ce visage et couvrir deux béances, laissant supposer que Polyphème avait subi peut-être une énucléation double, avant que ne lui poussât l’œil frontal. 
Haas se demanda pour quelle autre raison le sculpteur avait pu conserver ces traces d’yeux ; peut-être pour d’obscurs motifs mythologiques ; ou bien quelque répulsion à substituer à ces organes deux étendues d’argile bien lisses, s’étirant des oreilles à l’arête du nez — comme s’il était moins risqué d’ajouter au visage un attribut, plutôt qu’en retrancher un autre. Mais, dès lors, Polyphème n’avait plus rien d’effrayant ; il semblait affublé d’un postiche. Il n’est pas facile de produire un monstre, pensa Haas. Le Smyrniote anonyme avait échoué par excès de discrétion, en se bornant à coller un œil en plus sur de l’humain, comme Odilon Redon, encore lui, dans son cyclope exposé au musée d’Otterlo, avait échoué en réduisant la tête entière de Polyphème à un œil unique, à l’exclusion de tout autre organe, un gros œil occupant une énorme orbite crânienne, et, de surcroît, bleu ; autre excès. 
Jean ÉCHENOZ, Le Méridien de Greenwich
Minuit, 1979, pp. 14-16

Odilon Redon, Le Polype difforme flottait sur les rivages, 
sorte de cyclope souriant et hideux, 1883
Odilon Redon, L’œil comme un ballon bizarre 
se dirige vers l’Infini (A Edgar Poe), 1882