samedi 31 mars 2018

Vision d’horreur et de mort

Un archevêque voulant s’assurer que le peintre correspond à ce qu’il attend en ces temps troublés des guerres de religion, envoie auprès de l’artiste un espion (un « cousin ») qui devient son assistant. Celui-ci évoque un tableau mystérieux en partie inachevé. 
Selon lui Bruegel aurait réalisé, sur commande, semble-t-il l’an passé, une œuvre appelée Le Triomphe de la Mort. Il s’agirait, au loin, d’une cité en flammes. On voit, m’a-t-il juré, au centre du tableau, le squelette d’un cheval au galop monté d’un cavalier, en os tout de même, brandissant une faux effroyable, au milieu des créatures ignobles ou désemparées.
« Pour que les corneilles et les corbeaux s’en repaissent. »
Dans le fond, s’allument des bûchers et des silhouettes se dressent au loin, tendant les bras sous des gibets. Au premier plan, des cartes à jouer, un jeu de trictrac sont répandus sur le sol. Un roi impuissant regarde s’écouler le sable dans un sablier. En chemise de nuit, un homme qu’on égorge. Un qu’on pend par les pieds. Un de plus jeté dans le vide ou dans un sac. De l’autre côté, un couple improvise une romance sur un accord de luth. Bête odieuse et lubrique, la Mort, osseuse, coiffée d’un chapeau à plumes, enlace les tourtereaux. Derrière, une marée humaine et d’ossements, item, fauchés ou chevauchés, est poussée vers des grottes, sous le tambour et les trompettes de spectres épouvantables. « Finesse de l’ouvrage et détails insensés, a souligné Ventrecuit. Couleurs complémentaires, se répondant jusque dans les recoins les plus infimes du taffetas et de l’hermine ». Art odieux au service de l’horreur ferait selon lui, bon an mal an, digérer le spectacle. 
Éric LE BOT, Le Cousin de Bruegel
pp. 30-1, éditions In8, 2014

Pieter Brueghel l’Ancien, Le Triomphe de la Mort,
 1562, huile sur bois, 117 × 162 cm, Musée du Prado, Madrid

vendredi 2 mars 2018

Discussion autour d’un martyre

Caravage, La Flagellation du Christ,
 1607 (?), Huile sur toile, 286 × 213 cm, Musée Capodimonte, Naples
Le Caravage évoque avec son protecteur, le cardinal Del Monte, le tableau qu’il est en train de terminer.
J’avais beaucoup de commandes à réaliser à Naples, des travaux laissés en suspens que je repris à mon retour. Je travaillais à une Flagellation dans la villa de Chiaia, pour Tommasso De Franchis, un bourgeois de l’administration du vice-royaume qui était en train de s’acheter un titre nobiliaire et une chapelle à San Domenico Maggiore. J’avais esquissé la toile avant de partir, et maintenant je la corrigeais, je voulais supprimer la figure du commanditaire qu’on m’avait demandé d’y faire apparaître mais que j’avais ensuite décidé d’effacer, avec l’autorisation de De Franchis. Il me semblait dégradant pour lui de le représenter là, assistant à la torture du Christ, au risque d’être pris pour Ponce Pilate. Je peignais à sa place un troisième bourreau, qui resserrait les liens du Nazaréen attaché à la colonne...
— Inquiétant... Ce flagellateur, là, à gauche, celui avec le fouet en main, il a l’air vraiment méchant, dit une voix amie dans mon dos. Les bourreaux de la Passion ne sont plus des travailleurs quelconques, comme dans tes toiles romaines, ils participent activement au mal dont ils sont les exécutants matériels. Ils sont donc aussi coupables que les mandants, et semblent prendre un grand plaisir à infliger aux autres la douleur physique, sinon ils ne seraient probablement pas là, ils feraient un autre métier, n’est-ce pas ?
Francesco FIORETTI, Dans le miroir du Caravage,
 p. 247-8, Editions Hervé Chopin, 2016 (trad. Chantal Moiroud)

Le Caravage décrit un de ses tableaux

Caravage, Les Sept Œuvres de miséricorde,
 1607, Huile sur toile, 390 × 260 cm, église Pio Monte della Misericordia, Naples
C’est pour certains d’entre eux, le marquis de Villa et les six autres fondateurs du Pio Monte della Misericordia, que je peignis la toile la plus difficite et la plus peuplée de ma vie : je devais y représenter les sept œuvres de miséricorde réunies, et me compliquai encore les choses en décidant de situer la scène dans une ruelle étroite de Naples, qui restreignait davantage la perspective. Je plaçai au premier plan neuf personnages, trois « assistants » et six assistés, pour donner une vague idée des proportions réelles du phénomène : une femme qui, telle la fille de Cimon rendant visite à son père prisonnier, nourrit l’affamé en l’allaitant ; un saint Martin qui habille celui qui est nu et secourt le malade ; un hôte qui désaltère un assoiffé tout en accueillant deux pèlerins. Dans le fond, un diacre brandit une torche qui éclaire à la fois les pieds de la dépouille et le chemin du croquemort qui la porte au tombeau : la septième œuvre de miséricorde, la sépulture des morts. Les « assistants » sont tous haletants, épuisés, comme les habitants d’une ville assiégée, et semblent bouleversés ; ils ne parviennent pas à écouter leurs assistés, trop nombreux pour eux. Leurs visages rappellent ceux des bourreaux du Crucifiement de saint Pierre de Santa Maria del Popolo, tous sont absorbés par leur propre travail : la banalité du bien. Et nous en sommes déjà à onze personnages. Douze avec le mort. Ce ne serait pas une ruelle de Naples si elle n’était pas grouillante de vie, des gens et du linge qui pend aux balcons. Un enchevêtrement d’ailes et de draps blancs, les anges les plus lourds de la peinture de tous les temps. L’un d’entre eux semble tomber d’un balcon et l’autre tendu pour le retenir, et ils ont une ombre. Et comment ! Au point que, sur le mur de la prison d’en face, elle évoque celle d’un pantalon mis à sécher. Au-dessus des anges, une Vierge à l’Enfant qui ne semble pas descendre du ciel, mais plutôt regarder par la fenêtre du premier étage, car il y a sept étages au-dessus d’elle et que, dans cet enfer, personne ne voit jamais le ciel.
Francesco FIORETTI, Dans le miroir du Caravage,
 p. 245-6, Editions Hervé Chopin, 2016 (trad. Chantal Moiroud)