dimanche 12 septembre 2021

Une sculpture contestataire

Publius garde ses remarques pour lui. Il revient avec son visiteur dans l’atrium, ravive le foyer du laraire sous le regard compassé du délateur. Il le prend par le coude, se dirige vers un banc posé contre le mur, se ravise, décide de déambuler autour du bassin en compagnie de son visiteur, puis marque un arrêt. Tout deux contemplant sur leur droite le groupe en marbre de l’homme aux serpents. Regulus essaye d’ajuster à petits gestes discrets le pli de sa toge tout en s’étonnant en silence de la présence d’une sculpture pareille dans un atrium, une sculpture représentant un étouffement ! Pourquoi une telle exhibition ? Un signe contre l’empereur ? Contre la façon dont règne l’empereur ?
Publius garde le silence. Il sourit à ce serpent de Regulus qui regarde deux autres reptiles sculptés mettre à mort un homme et deux jeunes gens dont l’un, celui qui est à gauche, est déjà dans l’incapacité de faire autre chose que de rejeter la tête en arrière, les yeux tournés vers là où vont les morts ; l’autre jeune homme espère encore, l’espérance est la dernière des déesses, il peut encore se sentir en état de libérer sa jambe gauche et de prendre sa course ; c’est un leurre, les anneaux lui enserrent déjà la jambe, il s’imagine qu’il doit la libérer, qu’il lui suffit de dégager sa cheville comme il le ferait des lanières d’une sandale ; il a les yeux tournés vers l’homme plus âgé. Lui demande-t-il du secours ? La sculpture n’en dit rien.
« C’est une copie ? » demande Regulus. Publius ne réagit pas à l’insolence. Règulus ajoute que ce qu’il voit ne ressemble pas tout à fait à ce que décrit Virgile…
Regulus est un pédant mais il a raison, se dit Publius, dans l’Énéide les serpents attaquent d’abord les deux fils et les mettent en lambeaux. Il n’y a pas de lambeaux dans la sculpture, pas d’émotion de boucherie, il suffit des anneaux, l’idée pure d’étouffement.
D’après Virgile, continue Regulus, une fois les deux fils massacrés, les serpents se sont attaqués au père, ils ont deux fois enserré Laocoon, deux rangs de serpents autour du cou. Publius sait tout cela mais il laisse parler Regulus, qui parle de Virgile non par amour de la poésie mais parce que c’est le poète des empereurs. Il faut laisser parler les gens comme Regulus, les laisser aller au-delà de ce qu’ils avaient l’intention de dire, alors on a une petite chance d’en apprendre un peu plus sur ce qu’ils ont dans la tête.
Regulus s’est lancé dans un commentaire de la description virgilienne, des serpents à croupe couverte d’écailles et la nuque dressée, dominant leur victime. Virgile et ses images saisissantes, croupe d’écailles, nuque dressée…
Publius se demande si des serpents à croupe et à nuque sont encore des serpents. Il n’y a rien de tout cela dans la sculpture, pas de croupes, pas de nuques, rien d’autre que l’enroulement, des nœuds, pas d’écailles, la forme pure de la mort par enroulement… Chez Virgile, Laocoon tend les mains pour desserrer les nœuds, le sang et le noir venin coulent goutte-à-goutte de ses bandelettes tandis que d’horribles clameurs montent au ciel.

Hédi KADDOUR, La Nuit des orateurs,
 NRF Gallimard, 2021, p. 61-2