lundi 16 décembre 2019

Un tableau, une histoire

Antonio Mancini, Après le duel,
1872, Huile sur toile,
162 × 105 cm, Turin,
Galerie Municipale
d’Art Moderne et Contemporain
Jules, qui s’inquiétait ces derniers temps, à l’instar du docteur Chandi, de ma santé morale plus que de ma santé physique, relativement à la solitude que je m’imposais ici à Rome, m’avait donné ce conseil : « Tu devrais peindre ». J’y songeais, depuis que dans la librairie d’art de la via di Ripetta, en face de ce collège où parfois je passe, sans rôder, [...] en feuilletant debout quelques albums d’art, j’étais tombé en arrêt sur une page d’un catalogue d’exposition qui s’était tenue à Milan au Palazzo Reale, consacrée au XIXe siècle italien, et qui venait de fermer ses portes. Le tableau, dû à un certain Antonio Mancini, représentait un jeune garçon en costume de deuil, aux cheveux crépus noirs ébouriffés qui juraient légèrement sur l’ordonnance du pourpoint noir avec sa dentelle aux poignets, des bas noirs, des souliers noirs à boucles et des gants noirs, dont l’un était défait, celui du poing qui se pressait sur le cœur d’un geste désespéré, tandis que la tête partait en arrière pour se cogner contre un mur jaune veinulé, qui limitait le tableau et inscrivait dans la frise de faux marbre une lèpre d’incendie noyé, tandis que la main revêtue par le gant s’appuyait au mur, comme pour le repousser à la force du poignet, à la force de la douleur, et repousser la douleur à l’intérieur du mur. Le tableau s’intitulait : Après le duel, on y discernait en second, dans le bas à droite, une chemise d’homme souillée par le sang en train de sécher, avec la marque de la main qui l’avait arrachée du corps, pendant comme un suaire, comme une enveloppe d’homme pelé, sur la pointe d’une épée qui dépassait à peine. Le tableau n’avouait pas l’anecdote de son sujet pour le murer, comme j’aime toujours, sur une énigme : le jeune modèle était-il l’assassin de la victime emportée hors du tableau ? ou le témoin ? était-il son frère ? son fils ? Ce tableau extraordinaire fut à l’origine d’une suite de recherches frénétiques dans des bibliothèques et des librairies, chez les bouquinistes. J’appris qu’il avait été peint de nombreuses fois, déguisés en saltimbanque, en collant d’argent sur une gondole vénitienne chargée de plume de paon, avec son Pulccinella, rêveur rusé, chapardeur, musicien funambule, et que Mancini l’avait emmené avec lui à Paris pour sa première grande exposition, bientôt pressé par ses parents de renvoyer Luigiello à Naples, bientôt interné aussi par cette famille bien intentionnée dans un hôpital psychiatrique d’où il devait ressortir laminé, ne peignant plus par la suite que des portraits conventionnels de la haute bourgeoisie. J’avais pensé, à partir de cette admiration inopinée, c'est-à-dire, n’en plus finir d’essayer de repeindre, de mémoire, d’après reproduction et d’après l’original, ce tableau de Mancini intitulé Dopo il duello qui se trouvait à la Galerie d’Art moderne de Turin, toujours fermée pour travaux, de chercher par la peinture et mon incapacité à peindre les points de rapprochement et d’éloignement avec le tableau, jusqu’à ce que, par ce massacre, je l’aie entièrement assimilé. Mais, bien entendu, je fis tout autre chose que ce que j’avais prévu, et abordai finalement mon rêve de la peinture très en dessous de la peinture, comme me l’avait conseillé le seul peintre que j’aie un peu approché, par le biais du dessin, commençant par les objets les plus simples de mon environnement, les bouteilles d’encre, et, avant de m’attaquer aux visages vivants et peut-être bientôt au mien agonisant, à ceux, modelés dans la cire, d’ex-voto d’enfants que j’avais rapportés de mon voyage de Lisbonne.
Hervé GUIBERT, A lami qui ne ma pas sauvé la vie, 
Folio Gallimard, pages 74-77

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