mercredi 22 janvier 2020

Promenade dans un tableau

C’était, à droite, des montagnes couvertes d’arbres et d’arbustes sauvages, dans l’ombre, comme disent les voyageurs ; dans la demi-teinte, comme disent les artistes. Au pied de ces montagnes, un passant que nous ne voyions que par le dos, son bâton sur l’épaule, son sac suspendu à son bâton, se hâtait vers la route même qui nous avait conduits. Il fallait qu’il fût bien pressé d’arriver, car la beauté du lieu ne l’arrêtait pas. On avait pratiqué sur la rampe de ces montagnes une espèce de chemin assez large. Nous ordonnâmes à nos enfants de s’asseoir et de nous attendre. Le plus jeune eut pour tâche deux fables de Phèdre à apprendre par cœur, et l’aîné l’explication du premier livre des Géorgiques à préparer. Ensuite nous nous mîmes à grimper par ce chemin difficile ; vers le sommet, nous aperçûmes un paysan avec une voiture couverte. Cette voiture était attelée de bœufs. Il descendait, et ses animaux se prêtaient, de crainte que la voiture ne s’accélérât sur eux. Nous les laissâmes derrière nous, pour nous enfoncer dans un lointain, fort au delà des montagnes que nous avions grimpées et qui nous le dérobaient. Après une marche assez longue, nous nous trouvâmes sur une espèce de pont, une de ces fabriques de bois, hardies, et telles que le génie, l’intrépidité et le besoin des hommes en ont exécuté dans quelques pays montagneux. Arrêtés là, je promenai mes regards autour de moi, et j’éprouvai un plaisir accompagné de frémissement. Comme mon conducteur aurait joui de la violence de mon étonnement, sans la douleur d’un de ses yeux qui était resté rouge et larmoyant ! Cependant il me dit d’un ton ironique : « Et Loutherbourg, et Vernet, et Claude Lorrain ? » Devant moi, comme du sommet d’un précipice, j’apercevais les deux cotés, le milieu, toute la scène imposante que je n’avais qu’entrevue du bas des montagnes. J’avais à dos une campagne immense qui ne m’avait été annoncée que par l’habitude d’apprécier les distances entre des objets interposés. Ces arches, que j’avais en face il n’y a qu’un moment, je les avais sous mes pieds. Sous ses arches descendait à grand bruit un large torrent ; ses eaux interrompues, accélérées, se hâtaient vers la plage du site la plus profonde. Je ne pouvais m’arracher à ce spectacle mêlé de plaisir et d’effroi. Cependant je traverse cette longue fabrique, et me voilà sur la cime d’une chaîne de montagnes parallèles aux premières. Si j’ai le courage de descendre celles-là, elles me conduiront au côté gauche de la scène, dont j’aurai fait tout le tour. Il est vrai que j’ai peu d’espace à traverser, pour éviter l’ardeur du soleil et voyager dans l’ombre ; car la lumière vient d’au delà de la chaîne de montagnes dont j’occupe le sommet, et qui forment, avec celles que j’ai quittées, un amphithéâtre en entonnoir, dont le bord le plus éloigné, rompu, brisé, est remplacé par la fabrique de bois qui unit les cimes des deux chaînes de montagnes. Je vais, je descends, et après une route longue et pénible à travers des ronces, des épines, des plantes et des arbustes touffus, me voilà au côté gauche de la scène. Je m’avance le long de la rive du lac formé par les eaux du torrent, jusqu’au milieu de la distance qui sépare les deux chaînes ; je regarde, je vois le pont de bois à une hauteur et dans un éloignement prodigieux. Je vois depuis ce pont les eaux du torrent arrêtées dans leur cours par des espèces de terrasses naturelles ; je les vois tomber en autant de nappes qu’il y a de terrasses, et former une merveilleuse cascade. Je les vois arriver à mes pieds, s’étendre et remplir un vaste bassin. Un bruit éclatant me fait regarder à ma gauche : c’est celui d’une chute d’eaux qui s’échappent d’entre des plantes et des arbustes qui couvrent le haut d’une roche voisine, et qui se mêlent, en tombant, aux eaux stagnantes du torrent. Toutes ces masses de roches, hérissées de plantes vers leurs sommets, sont tapissées à leur penchant de la mousse la plus verte et la plus douce.
Denis DIDEROT, « Promenade Vernet » (Salon de 1767)
Texte établi par J. Assézat et M. Tourneux,
Œuvres complètes de Diderot, volume XI, Garnier, 1875-1877.

Claude-Joseph Vernet (1714–1789), Pêcheurs dans un paysage avec une cascade et un pont, 1758, 74.6 x 90.1, Cheltenham Art Gallery & Museum

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