mercredi 4 septembre 2024

Retable entre fiction et réalité

Rogier van der Weyden, Retable de Miraflores,

vers 1442-1445, Huile sur panneau, 

71 × 43 cmGemäldegalerie, Berlin


Maintenant, ils remontaient la nef en direction de l’autel. Le père Martin s’approcha d’un pilier placé près de la chaire et pressa un interrupteur. Aussitôt, l’obscurité de l’église parut se renforcer tandis qu’avec une soudaineté théâtrale, le tableau prenait vie et couleur. La Vierge et saint Joseph, figés depuis cinq cents ans dans une silencieuse adoration, parurent un instant se détacher du bois sur lequel ils étaient peints et rester suspendus comme une tremblante vision. La Vierge se découpait sur un fond de brocart or et brun dont la richesse soulignait sa simplicité et sa fragilité. Elle était assise sur un tabouret bas avec l’Enfant-Dieu sur les genoux, couché sur un drap blanc. Son visage à l’ovale parfait était pâle, son nez mince et sa bouche délicate, et sous ses sourcils joliment arqués ses yeux aux lourdes paupières se tenaient fixés sur l’enfant avec un émerveillement résigné. De son haut front lisse, des mèches de cheveux frisés châtain-roux cascadaient sur le manteau bleu jusqu’aux mains fines rassemblées en prière. L’enfant levait les yeux vers elle, les bras écartés, comme en préfiguration de la crucifixion. Vêtu d’un manteau rouge, saint Joseph était assis sur la droite du tableau, prématurément vieux, gardien à moitié endormi, lourdement appuyé sur un bâton.
Un moment, Dalgliesh et le père Martin demeurèrent silencieux. Ce n’est qu’après avoir éteint la lumière, lorsque la magie du tableau cessa d’opérer, que le père Martin reprit la parole.
« Les experts semblent d’accord, dit-il alors. II s’agit d’un Rogier Van der Weyden authentique, probablement peint entre 1440 et 1445. Les deux autres panneaux devaient représenter des saints avec des portraits du donateur et de sa famille. »
Dalgliesh demanda : « Comment se fait-il qu’il soit ici ?
— Miss Arbuthnot en a fait don au collège un an après sa fondation. Elle voulait qu’il serve de retable, et nous ne pouvons l’imaginer ailleurs qu’au-dessus de l’autel. C’est mon prédécesseur, le père Nicholas Warburg, qui a fait venir des experts. La peinture l’intéressait beaucoup, notamment la Renaissance hollandaise, et il était curieux de savoir si le tableau était authentique. Dans le document accompagnant son don, Miss Arbuthnot en parlait simplement comme d’un triptyque représentant Marie et Joseph, peut-être de Rogier Van der Weyden. 

P. D. JAMES, Meurtres en soutane,

 Fayard, 2001, trad. Éric Diacon, Livre de Poche, pp. 90-1



mercredi 28 août 2024

Un tueur devant une tueuse

Gustav Klimt, Judith et Holopherne1901, 
Huile sur toile, placage or, 84 × 42 cm, Österreichische Galerie Belvedere, Vienne

 Cependant, ce n’est pas pour cette raison que j’ai décidé de partir à Vienne. C’est surtout à cause de ma cliente. Après avoir rempli mon contrat avec Judith, j’avais envie d’aller au pays de Klimt, celui qui a peint Judith, Gustav Klimt. Ce peintre de la fin du XIXe siècle et du début du Xe nous a laissé des tableaux somptueux dont l’esthétique correspond bien à son époque. Judith aussi est une œuvre d’une beauté décadente dans un décor hautement sophistiqué. 
« Il m’appelait Judith. 
— Pourquoi ? 
— Il disait que je ressemblais à une Judith qu’un certain peintre a peinte. »
 Quand j’ai entendu cette phrase la dernière nuit, j’ai tout de suite compris de quel « certain peintre » il s’agissait.
« Je crois que c’est Gustav Klimt. »
Tant de peintres se sont inspirés de la Bible et ont peint Judith. Mais elle, elle ressemblait à celle de Klimt et pas à celle d’un autre. 
« Peu m’importe qui c’est. En tout cas, je suis contente de connaître son nom, même si je vais l’oublier très vite. » A ce moment-là, Judith a souri.
Je me dirigeai vers le musée d’Autriche, qui se trouve dans le palais du Belvédère, pour voir la Judith de Klimt. Je pris le tramway nommé « Straenbahn » qui fait le tour du centre-ville. Une fois arrivé dans la partie sud, on pouvait voir le palais. J’y suis entré d’un pas lent. Il était bondé de jeunes écoliers sans doute en voyage scolaire et de touristes qui regardaient tout à travers leur caméra vidéo en fermant un œil. Les appareils photographiques japonais ont pratiquement disparu, la mode est maintenant à la caméra vidéo. C’est la gourde de Jinny. Elle avale tout : le palais du Belvédère, le lac devant le palais. Dans la mémoire de ces gens-là, le Belvédère se réduit à une image vaguement esquissée dans un carré bleuté. En cherchant l’immortalité du souvenir, ils sacrifient le présent. C’est désolant mais c’est comme ça. 
Au premier étage, il y avait heureusement foule devant Le Baiser de Klimt. Du coup, c’était beaucoup plus tranquille devant Judith. Les cheveux noirs gonflent d’une façon irréelle sur fond de motifs plats de couleur or qui soulignent l’effet de magnificence du tableau. Et les yeux ! Par contraste avec les joues empourprées, les yeux mi-clos semblent regarder le monde de haut. Ce sont des yeux qui, juste avant d’atteindre l’orgasme, recherchent la source de cette sensation. Les lèvres entrouvertes laissent deviner que la tension est tombée. La poitrine n’est pas couleur chair mais verdâtre. Un vert diffus couleur de mort. Le corps de Judith ressemble à un cadavre. Elle est pourtant trop séduisante pour en être un (ou si c’est un cadavre, elle est encore plus séduisante). Dans sa main gauche, la tête d’Holopherne qu’elle a tranchée. L’homme aux cheveux noirs est mort, il a les yeux fermés. 
Judith l’a décapité pendant qu’ils faisaient l’amour. Éprouve-t-elle encore du désir après lui avoir tranché le cou ou a-t-elle atteint l’orgasme au moment de l’exécution ? Je ne saurais le dire.

KIM Young-ha, La mort à demi-mots, 

traduit du coréen par Choi Kyungran et Isabelle Boudon, Picquier, 1998, pp. 70-1


dimanche 25 août 2024

Jugement dernier d’un monde disparu

Le Jugement dernier,
dans l
église St-Pierre de Wenhaston, Suffolk, Royaume-Uni
 
Le Jugement dernier pouvait être éclairé par un projecteur placé près pilier voisin. Le père Martin leva le bras et la scène ténébreuse s’anima. C’était une peinture sur bois, en forme de demi-lune et d’une surface d’environ quatre mètres de diamètre. Au sommet, le Christ en gloire, assis, tendait ses mains blessées au-dessus du drame. Le personnage central était manifestement saint Michel. Il tenait une lourde épée dans la main droite et, dans la gauche, une balance sur laquelle il pesait les âmes. A sa gauche, le diable, queue écailleuse et sourire lascif, personnification de l’horreur, se préparait à réclamer son lot. Les justes levaient de mains pâles en prière ; les damnés formaient une masse torturée de noirs hermaphrodites ventripotents. A côté, un groupe de diablotins armés de fourches et de chaînes poussaient leurs victimes dans la gueule d’un immense poisson aux dents acérées comme des épées. A gauche du Ciel se dressait un hôtel crénelé où un ange portier accueillait les âmes dénudées. Saint Pierre, en chape et triple tiare, recevait les plus importants des élus, qui, bien que nus, portaient toujours l’insigne de leur rang — un cardinal son chapeau pourpre, un évêque sa mitre, un roi et une reine leurs couronnes. Il y avait, songea Dalgliesh, peu de démocratie dans cette vision moyenâgeuse du Ciel. A ses yeux, les élus portaient tous une expression de pieux ennui ; les damnés paraissaient beaucoup plus vivants et semblaient animés par le défi plus que par le repentir tandis quils plongeaient les pieds les premiers dans la gueule du poisson. L’un d’eux, plus grand que les autres, résistait à son sort et faisait un pied de nez dans la direction de saint Michel. Le Jugement dernier, autrefois placé bien en vue, se servait de la peur de l’Enfer pour amener les fidèles à la conformité sociale autant qu’à la vertu. Aujourdhui, il nétait plus guère vu que par des visiteurs pour lesquels la peur de l’Enfer nexistait plus, et qui cherchaient le Ciel dans ce monde-ci plutôt que dans l’au-delà. 
Tandis quils contemplaient la scène, le père Martin dit : « Bien sûr, c’est un Jugement dernier tout à fait remarquable, sans doute l’un des plus extraordinaires du pays, mais je ne peux m’empêcher de le souhaiter ailleurs. Il doit dater denviron 1480. Je ne sais pas si tu as vu celui de Wenhaston. Il ressemble tellement à celui-ci qu’il doit avoir été peint par le même moine de Blythburgh. Mais tandis que celui de Wenhaston a été restauré après avoir passé des années en plein air, le nôtre est beaucoup plus proche de son état original. Nous avons eu de la chance. Il a été découvert entre 1930 et 1940 dans une grange près de Wisset, où il servait de cloison entre deux pièces, si bien quil est probablement resté au sec depuis les années 1800 »

P. D. JAMES, Meurtres en soutane,

 Fayard, 2001, trad. Éric Diacon, Livre de Poche, pp. 88-9

mardi 13 août 2024

Un tueur devant le tableau d’un mort

Jacques-Louis David, 
La Mort de Marat
Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique,
1793, huile sur toile, 165 × 128 cm

 Je regarde le tableau de David peint en 1793, Marat assassiné. On y voit Marat, le révolutionnaire jacobin, mort dans sa baignoire. Il a une serviette enroulée autour de la tête comme un turban, la main qui pend hors de la baignoire tient encore une plume. Il est là, mort et saignant, entre blanc et bleu. Cest dun calme, dun silence... on croirait entendre un requiem. Le couteau fatal se trouve dans le bas du tableau.

Jai essayé à plusieurs reprises den faire une copie. Le plus difficile à rendre, cest lexpression de Marat : les Marat que je produis semblent tous un peu trop à laise. Or celui de David ne montre aucune trace de la rancune que peut ressentir un jeune révolutionnaire qui sest fait surprendre ni de la paix quéprouve un tourmenté ayant définitivement quitté ce monde. Il semble à la fois serein et dolent, il hait et il comprend en même temps. Ces sentiments contradictoires enfouis en nous-mêmes, David les a transposés sur le visage dun mort. Les yeux du spectateur sarrêtent dabord sur le visage de Marat : il ne révèle rien. Le regard peut se déplacer ensuite dans deux directions : soit il se pose sur la lettre au bout des doigts, soit il suit lautre bras qui dépasse de la baignoire. Marat, même mort, a conservé deux objets : la lettre et la plume. Il a été assassiné par une terroriste qui la approché en prétendant vouloir lui remettre un pli. Elle la frappé par surprise à linstant où il allait écrire la réponse. Cest cette plume, tenue encore fermement, qui donne une tension si forte à ce tableau paisible et calme. David est génial. Ce nest pas lextase qui donne lextase. Il faut être sec et froid. Cest la vertu suprême chez un artiste.

KIM Young-ha, La mort à demi-mots, 

traduit du coréen par Choi Kyungran et Isabelle Boudon, Picquier, 1998, pp. 11-12

mercredi 22 novembre 2023

Sonate du matin

 Ce matin, j’ai terminé mon échauffement avec la K61. Cette sonate, je l’ai interprétée des centaines, peut-être des milliers de fois. Mais, pour moi, elle est définitivement la plus belle, la plus aboutie des pièces de Scarlatti : une fugue, montée lente, obsédante, tranquille, presque implacable du même motif, qui commence en eau dormante et s’achève en vif-argent. Et tant pis si le déroulé liquide de ses gammes ascendantes et l’enchevêtrement de ses variations mettent mes vieilles mains à l’épreuve. Cette sonate est un tourbillon émotionnel qui mélange l’exultation, l’apaisement, l’allégresse. La joie qui s’y exprime est pénétrée d’ombres ; Dieu sait de quelles douleurs le compositeur a nourri l’or et la lumière qui font vibrer sa musique.
Du peu d’événements que l’on connaît de la vie de Scarlatti, on sait qu’il a perdu une épouse, Catalina, et vu mourir plusieurs de ses enfants. Il a passé la moitié de son existence en exil, à l’ombre des puissants, loin de sa terre napolitaine, à une époque de morbide Inquisition et de piété obligatoire.
Je me suis parfois demandé [...] s’il en avait souffert, et à quel point. Songeait-il à l’eau des canaux vénitiens, aux rues dans lesquelles il n’entendait plus chanter la douceur du parler napolitain, mais, à sa place, le chuintement du portugais ou les consonnes râpeuses de l’espagnol ?
Hélène GERSTERN, 555
Arléa, 1er/mille, 2022, pp. 79-80


mercredi 22 février 2023

Vision somnambulique

Paul Delvaux, Les trois lampes, 1964, Collection privée
Mais il y a toujours, eu milieu du hall, le grand Delvaux qui reste lié pour moi à cette époque. Maria s’était aperçue que je jetais toujours un œil à ce tableau qui représentait une femme en robe blanche. Sa robe tenait de la tunique, de la robe de bal, ou de la chemise de nuit. Sa longue chevelure blonde, annelée comme celle des Grecques sur les amphores, était lâchée sur les épaules. Elle avait des yeux en amande soulignés d’un trait noir, la peau pâle, comme si le corps n’avait pas été enduit de peinture et gardait la blancheur du papier. Dans cette toilette incongrue, elle se tenait, de nuit, droite et sévère comme une moniale ou une somnambule sur le quai d’une petite gare triste, méticuleusement peinte avec tous ses détails — même les fils reliant les réverbères avaient été tracés d’un trait plus sombre que le ciel noir. On sentait que c’était une gare de ville du Nord, une gare des années 40 ; les rails ressemblaient à ceux des anciens trains électriques ; les wagons avaient des vitres qu’on remontait à la manivelle, des banquettes marron en cuir, des marchepieds très hauts. Les réverbères étaient allumés sur le quai ainsi que les vitres des wagons, et les impostes en demi-lune du bâtiment principal. La femme semblait déplacée dans ce décor — qui, naturellement, pouvait faire penser à un rêve, mais on ne savait pas de qui était le rêve, si elle était un rêve surgi de cette gare triste, ou si elle-même marchait dans son sommeil sur le quai d’une gare de ceinture, une gare des environs de Bruxelles ou d’Anvers. Ou peut-être qu’elle attendait quelqu’un, qu’elle s’était préparée pour quelqu’un qui n’est jamais venu. La gare, maintenant, était trop ancienne. Une gare depuis longtemps désaffectée. 
Maria me dit que Delvaux était belge. 
Un soir, comme je regardais le tableau (il était au centre du hall), elle me confia presque involontairement : « J’ai rencontré Karl à la gare de Madrid ; il faisait un voyage pour ses affaires. Il venait de se séparer de sa troisième femme. J’avais vingt-cinq ans. Je ne venais pas du même milieu, bien soir, si c’est la question que vous vous posez ; je venais d’un milieu modeste ; mon père était ouvrier, et vous savez ce qu’était l’Espagne à ce moment-là. »
Dominique BARBÉRIS, La Vie en marge
NRF Gallimard, 2014, pp. 70-1


jeudi 19 janvier 2023

Portrait volé regardant ses voleurs

Gustav Klimt, Portrait d’Adele Bloch-Bauer I, 1907,
Huile, or et argent sur toile, dimensions : 138 × 138 cm, Neue Galerie, New York

« C’est assez beau, vous ne trouvez pas ? »
J’étais en train d’admirer une éblouissante peinture moderne d’une femme fatale aux cheveux noirs. Elle portait une robe longue magnifique, qui semblait avoir été faite avec les yeux d’or d’Argus, le tout se détachant sur un fond doré resplendissant. Il y avait quelque chose de terrifiant chez la femme elle-même. On aurait dit une reine égyptienne impitoyable, apprêtée pour l’éternité par un groupe d’économistes esclaves de l’étalon-or.  
« Malheureusement, c’est une copie. L’original a été volé par ce gros rapace de Hermann Goering et figure maintenant dans sa collection privée, où personne ne peut le voir sauf lui. Hélas. »
Je me trouvais dans la bibliothèque du château du bas. Par la fenêtre, je pouvais voir le jardin à l’arrière, où plusieurs officiers de la SS et du SD étaient déjà rassemblés sur la terrasse. L’officier qui me parlait était âgé d’une trentaine d’années, grand, mince et quelque peu maniéré. Il avait des cheveux blond clair et une cicatrice de duel sur la joue. Les trois galons à son col me disaient qu’il s’agissait d’un SS-Haupsturmführer — un capitaine, comme moi ; et la mini-balançoire à ferrets d’argent sur sa tunique —appelée plus précisément une aiguillette, mais seulement par les gens capables de se débrouiller avec un dictionnaire des termes militaires — indiquait que c’était un aide de camp, de Heydrich selon toute vraisemblance. […]
J’en revins au portrait doré devant nous.
« Qui est-ce, au fait ?
— Elle s’appelle Adele Bloch-Bauer, et son mari, Ferdinand, possédait cette maison. Un Juif, de sorte qu’on se demande bien pourquoi Goering en pince autant pour elle. Mais c’est ainsi. La cohérence n’est pas son fort, je dirais. Certes, c’est une excellente copie, mais, à mon avis, il est fort dommage que l’original ne se trouve pas dans la maison, où est sa vraie place. Nous essayons de convaincre le Reichsmarschall de le rendre, mais sans grand succès jusqu’à présent. Quand il s’agit de tableaux, il est comme un chien avec un os. Quoi qu’il en soit, il est facile de voir pourquoi il y tient tellement. Dire que Frau Bloch-Bauer ressemble à un million de marks ne rend guère justice à son portrait, ne pensez-vous pas ? »
J’acquiesçai et m’autorisai un nouveau coup d’œil, pas à la peinture mais au capitaine Küttner. Pour un homme qui était l’assistant de Heydrich, ses opinions libres et franches sentaient le soufre. Un peu comme les miennes. Manifestement, nous avions plus de choses en commun qu’un simple uniforme et une profonde compréhension de l’art moderne. 
« C’est différent, admis-je.
— D’une élégance un peu superficielle, sans doute. Cependant, pour une raison ou pour une autre, même une copie est plus touchante que la peinture dorée, qui a l’air d’avoir été renversée sur la toile. Non ?
— Vous parlez comme Bernard Berenson, capitaine Küttner.
— Seigneur, ne dites pas ça. Du moins, pas à portée de voix du général. Berenson est un Juif.
— Que lui est-il arrivé, quoi qu’il en soit ? » J’allumai une cigarette. « À la femme en or du tableau ?
— C’est triste à dire, et assez peu glorieux compte tenu de l’image qu’elle donne sur cette peinture, mais la malheureuse a succombé à une méningite en 1925. Tout compte fait, cela vaut peut-être mieux, quand on pense à ce qu’endurent les Juifs dans ce pays. Ainsi que dans son Autriche natale.
— Et Ferdinand ? Son mari ?
— Oh, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il est devenu. Et je m’en moque, pour ne rien vous cacher. Il semble le type même du marchand juif aux doigts crochus, et il a été bien avisé de plier bagage dès que nous sommes entrés dans les Sudètes. En revanche, je sais que l’artiste — un Autrichien lui aussi, du nom de Gustav Klimt — est mort au début de l’épidémie de grippe de 1918, le pauvre. Il était fréquemment invité au château, je crois. Adele aimait bien le vieux Klimt, à ce qu’il paraît. Peut-être même un peu trop. C’est drôle de les imaginer tous ici, n’est-ce pas ? Surtout maintenant que la propriété appartient au général Heydrich. O quam cito transit gloria mundi. » 

Philip KERR, Prague Fatale
éd. du Masque, 2013, pp. 145-9 (trad. Philippe Bonnet)