Le Jugement dernier, dans l’église St-Pierre de Wenhaston, Suffolk, Royaume-Uni |
Le Jugement dernier pouvait être éclairé par un projecteur placé près pilier voisin. Le père Martin leva le bras et la scène ténébreuse s’anima. C’était une peinture sur bois, en forme de demi-lune et d’une surface d’environ quatre mètres de diamètre. Au sommet, le Christ en gloire, assis, tendait ses mains blessées au-dessus du drame. Le personnage central était manifestement saint Michel. Il tenait une lourde épée dans la main droite et, dans la gauche, une balance sur laquelle il pesait les âmes. A sa gauche, le diable, queue écailleuse et sourire lascif, personnification de l’horreur, se préparait à réclamer son lot. Les justes levaient de mains pâles en prière ; les damnés formaient une masse torturée de noirs hermaphrodites ventripotents. A côté, un groupe de diablotins armés de fourches et de chaînes poussaient leurs victimes dans la gueule d’un immense poisson aux dents acérées comme des épées. A gauche du Ciel se dressait un hôtel crénelé où un ange portier accueillait les âmes dénudées. Saint Pierre, en chape et triple tiare, recevait les plus importants des élus, qui, bien que nus, portaient toujours l’insigne de leur rang — un cardinal son chapeau pourpre, un évêque sa mitre, un roi et une reine leurs couronnes. Il y avait, songea Dalgliesh, peu de démocratie dans cette vision moyenâgeuse du Ciel. A ses yeux, les élus portaient tous une expression de pieux ennui ; les damnés paraissaient beaucoup plus vivants et semblaient animés par le défi plus que par le repentir tandis qu’ils plongeaient les pieds les premiers dans la gueule du poisson. L’un d’eux, plus grand que les autres, résistait à son sort et faisait un pied de nez dans la direction de saint Michel. Le Jugement dernier, autrefois placé bien en vue, se servait de la peur de l’Enfer pour amener les fidèles à la conformité sociale autant qu’à la vertu. Aujourd’hui, il n’était plus guère vu que par des visiteurs pour lesquels la peur de l’Enfer n’existait plus, et qui cherchaient le Ciel dans ce monde-ci plutôt que dans l’au-delà.
Tandis qu’ils contemplaient la scène, le père Martin dit : « Bien sûr, c’est un Jugement dernier tout à fait remarquable, sans doute l’un des plus extraordinaires du pays, mais je ne peux m’empêcher de le souhaiter ailleurs. Il doit dater d’environ 1480. Je ne sais pas si tu as vu celui de Wenhaston. Il ressemble tellement à celui-ci qu’il doit avoir été peint par le même moine de Blythburgh. Mais tandis que celui de Wenhaston a été restauré après avoir passé des années en plein air, le nôtre est beaucoup plus proche de son état original. Nous avons eu de la chance. Il a été découvert entre 1930 et 1940 dans une grange près de Wisset, où il servait de cloison entre deux pièces, si bien qu’il est probablement resté au sec depuis les années 1800 »
P. D. JAMES, Meurtres en soutane,
Fayard, 2001, trad. Éric Diacon, Livre de Poche, pp. 88-9
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