dimanche 14 octobre 2018

Cliché d’histoire

Le narrateur décrit Kurt von Schuschnigg, chancelier et quasi-dictateur de l’Autriche au moment de l’Anschluss.
Les photographies que nous possédons de Schuschnigg nous montrent deux visages : un visage pincé, austère, et un autre plus timide, rentré, presque rêveur. Sur un célèbre cliché, il a les lèvres serrées, l’air perdu, avec dans le corps une sorte d’abandon, de chute. C’est en 1934, à Genève, dans ses appartements, que cette photographie fut prise. Schuschnigg se tient debout, inquiet peut-être. Il y a dans ses traits quelque chose de mou, d’indécis. On dirait qu’il tient à la main une feuille de papier, mais l’image est floue et une tache sombre mange le bas de la photo. Si l’on regarde attentivement, on remarque que le revers d’une poche de sa veste est froissé par son bras, et puis on aperçoit un étrange objet, une plante peut-être, qui fait à droite intrusion dans le cadre. Mais cette photographie, telle que je viens de la décrire, personne ne la connaît. Il faut aller à la Bibliothèque nationale de France, au département des estampes et de la photographie, pour la voir. Celle que nous connaissons a été coupée, recadrée. Ainsi, à part quelques sous-archivistes chargés de classer et d’entretenir les documents, personne n’a jamais vu le revers mal fermé de la poche de Schuschnigg, ni l’étrange objet — une plante ou je ne sais quoi — à droite de la photo, ni la feuille de papier. Une fois recadrée, la photographie donne une impression toute différente. Elle possède une sorte de signification officielle, de décence. Il a suffi de supprimer quelques millimètres insignifiants, un petit morceau de vérité, pour que le chancelier d’Autriche semble plus sérieux, moins ahuri que sur le cliché d’origine ; comme si le fait d’avoir refermé un peu le champ, effacé quelques éléments désordonnés, en resserrant l’attention sur lui, conférait à Schuschnigg un peu de densité. Tel est l’art du récit que rien n’est innocent.
Éric VUILLARD, L’Ordre du Jour
Actes Sud, 2017, pp. 44-45

Vues de Genève : Schuschnigg, dans son appartement (portrait à 2 m) :
[photographie de presse] / Agence Meurisse
voir source sur Gallica

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