Gustav Klimt, Judith et Holopherne, 1901, Huile sur toile, placage or, 84 × 42 cm, Österreichische Galerie Belvedere, Vienne |
Cependant, ce n’est pas pour cette raison que j’ai décidé de partir à Vienne. C’est surtout à cause de ma cliente. Après avoir rempli mon contrat avec Judith, j’avais envie d’aller au pays de Klimt, celui qui a peint Judith, Gustav Klimt. Ce peintre de la fin du XIXe siècle et du début du Xe nous a laissé des tableaux somptueux dont l’esthétique correspond bien à son époque. Judith aussi est une œuvre d’une beauté décadente dans un décor hautement sophistiqué.
« Il m’appelait Judith.
— Pourquoi ?
— Il disait que je ressemblais à une Judith qu’un certain peintre a peinte. »
Quand j’ai entendu cette phrase la dernière nuit, j’ai tout de suite compris de quel « certain peintre » il s’agissait.
« Je crois que c’est Gustav Klimt. »
Tant de peintres se sont inspirés de la Bible et ont peint Judith. Mais elle, elle ressemblait à celle de Klimt et pas à celle d’un autre.
« Peu m’importe qui c’est. En tout cas, je suis contente de connaître son nom, même si je vais l’oublier très vite. » A ce moment-là, Judith a souri.
Je me dirigeai vers le musée d’Autriche, qui se trouve dans le palais du Belvédère, pour voir la Judith de Klimt. Je pris le tramway nommé « Straenbahn » qui fait le tour du centre-ville. Une fois arrivé dans la partie sud, on pouvait voir le palais. J’y suis entré d’un pas lent. Il était bondé de jeunes écoliers sans doute en voyage scolaire et de touristes qui regardaient tout à travers leur caméra vidéo en fermant un œil. Les appareils photographiques japonais ont pratiquement disparu, la mode est maintenant à la caméra vidéo. C’est la gourde de Jinny. Elle avale tout : le palais du Belvédère, le lac devant le palais. Dans la mémoire de ces gens-là, le Belvédère se réduit à une image vaguement esquissée dans un carré bleuté. En cherchant l’immortalité du souvenir, ils sacrifient le présent. C’est désolant mais c’est comme ça.
Au premier étage, il y avait heureusement foule devant Le Baiser de Klimt. Du coup, c’était beaucoup plus tranquille devant Judith. Les cheveux noirs gonflent d’une façon irréelle sur fond de motifs plats de couleur or qui soulignent l’effet de magnificence du tableau. Et les yeux ! Par contraste avec les joues empourprées, les yeux mi-clos semblent regarder le monde de haut. Ce sont des yeux qui, juste avant d’atteindre l’orgasme, recherchent la source de cette sensation. Les lèvres entrouvertes laissent deviner que la tension est tombée. La poitrine n’est pas couleur chair mais verdâtre. Un vert diffus couleur de mort. Le corps de Judith ressemble à un cadavre. Elle est pourtant trop séduisante pour en être un (ou si c’est un cadavre, elle est encore plus séduisante). Dans sa main gauche, la tête d’Holopherne qu’elle a tranchée. L’homme aux cheveux noirs est mort, il a les yeux fermés.
Judith l’a décapité pendant qu’ils faisaient l’amour. Éprouve-t-elle encore du désir après lui avoir tranché le cou ou a-t-elle atteint l’orgasme au moment de l’exécution ? Je ne saurais le dire.
KIM Young-ha, La mort à demi-mots,
traduit du coréen par Choi Kyungran et Isabelle Boudon, Picquier, 1998, pp. 70-1