Cette année-là La Gandara exposa au Champ de Mars un portrait de Jean Santeuil. Ses anciens camarades d’Henri IV n’auraient certainement pas reconnu l’écolier désordonné, toujours mal mis, dépeigné, couvert de taches, l’attitude fiévreuse ou abattue, le geste plus expressif que noble, le regard exalté s’il était seul, timide et honteux s’il était devant le monde, toujours pâle, les yeux tirés, cernés par l’agitation, l’insomnie ou la fièvre, le nez trop fort dans les joues creuses avec de grands yeux pensants qui versaient seuls quelques beauté, avec leur lumière et leur tourment, sur cette figure irrégulière et maladive, dans le brillant jeune homme qui semblait encore poser devant tout Paris, sans timidité comme sans bravade, le regardant de ses beaux yeux allongés et blancs comme une amande fraîche, des yeux plus capables de contenir une pensée qu’en ayant pour le moment aucune, comme un bassin profond mais vide, les joues pleines et d’un rose blanc qui rougissait à peine aux oreilles que venaient caresser les dernières boucles d’une chevelure noire et douce, brillante et coulante, s’échappant en ondes comme au sortir de l’eau. Une rose coupée au coin de son veston de cheviotte vert, une cravate d’une légère étoffe indienne qui imitait les ocellures de paon, venaient témoigner à la vérité de sa mine lumineuse et fraîche comme un matin de printemps, de sa beauté, non pas pensante mais peut-être doucement pensive, de la délicatesse heureuse de sa vie.
Marcel PROUST, Jean Santeuil
p. 626, Quarto Gallimard, 2001
illustration : Jacques-Émile Blanche, Portrait de Marcel Proust (1892), Paris, musée d’Orsay.
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