mardi 19 décembre 2017

Extase esthétique

De chez moi, je descendais la Calle de las Huertas, saluant de la tête les éboueurs en combinaison citron vert, et traversais le Paseo del Prado pour entrer dans le musée – quelques euros à peine grâce à ma carte d’étudiant internationale ; tête baissée je filais en salle 58 m’installer devant la Descente de Croix de Rogier Van der Weyden. Souvent, je n’étais debout que depuis trois quarts d’heure : marijuana, caféine et sommeil s’affrontaient dans mon organisme. Là, face aux person- nages quasiment grandeur nature, j’attendais d’atteindre un point d’équilibre. Marie, pâmée, est à jamais saisie dans sa chute ; les bleus de sa robe sont sans égal dans la peinture flamande. Sa posture reprend presque à l’identique celle de Jésus ; Nicodème et son second tiennent en l’air son corps apparemment sans poids. 
Tournant crucial dans mon projet : un matin, ma place devant le Van der Weyden était prise. L’homme se tenait à l’endroit exact où je me plaçais et ma première réaction fut la surprise, c’était comme de me regarder en train de regarder le tableau, bien que l’intrus soit plus mince et plus brun que moi. Je voulais qu’il s’éloigne mais il ne bougea pas. Je m’interrogeai : m’avait-il observé devant la Descente ? S’était-il posté là dans l’espoir de voir ce que j’avais dû, moi, remarquer ? Agacé, je tentai de reporter mon rituel matinal sur une autre toile mais j’étais trop habitué à celle-ci, à ses dimensions et ses nuances de bleu, pour accepter toute substitution. Je m’apprêtais à déserter la salle 58 quand l’homme éclata en sanglots, secoué de hoquets sporadiques. Faisait-il ainsi face au mur pour mieux dissimuler son visage et un chagrin antérieur à sa visite ? Ou vivait-il une profonde expérience esthétique ?
Ben LERNER, Au départ d’Atocha
L’Olivier, 2014, pp. 9-10 (trad. Jakuta Alikavazovic)

Rogier van der Weyden, Descente de Croix,
 vers 1435, 220×262 cm. Huile sur panneau de chêne,
musée du Prado, Madrid, inv. P02825.

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